Page:Daudet - Numa Roumestan, Charpentier, 1881.djvu/321

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révolte fière qu’il gardait dans le bleu amer de ses yeux. Assise près d’un grand fauteuil dont les coussins se creusaient d’une empreinte légère, Rosalie, sa sœur couchée, continuait tout bas la lecture qu’elle lui faisait tout à l’heure à voix haute, dans le silence du whist coupé de demi-mots, d’interjections de joueurs.

C’était un livre de sa jeunesse, un de ces poètes de nature que son père lui avait appris à aimer ; et du blanc des strophes elle voyait monter tout son passé de jeune fille, la fraîche et pénétrante impression des premières lectures.

La belle aurait pu sans souci
Manger ses fraises loin d’ici,
Au bord d’une claire fontaine,
Avec un joyeux moissonneur
Qui l’aurait prise sur son cœur.
Elle aurait eu bien moins de peine.

Le livre lui glissa des mains sur les genoux, les derniers vers retentissant en chanson triste au plus profond de son être, lui rappelant son malheur un instant oublié. C’est la cruauté des poètes ; ils vous bercent, vous apaisent, puis d’un mot avivent la plaie qu’ils étaient en train de guérir.

Elle se revoyait à cette place, douze ans auparavant, quand Numa lui faisait sa cour à gros bouquets, et que, parée de ses vingt ans, du désir d’être belle pour lui, elle le regardait venir par cette fenêtre, comme on guette sa destinée. Il restait dans tous les coins des échos de sa voix chaude et tendre, si prompte à mentir. En cherchant bien parmi cette