Page:Daudet - Numa Roumestan, Charpentier, 1881.djvu/334

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de la misère, aux fenêtres innombrables garnies de loques, ces figures du matin, hâves, mornes, sordides, ces dos courbés, ces bras serrant les poitrines pour cacher ou pour réchauffer, ces auberges à toutes enseignes, cette forêt de cheminées d’usines crachant leurs fumées rabattues puis les premiers vergers de la banlieue noirs de terreau, le torchis des masures basses, les villas fermées au milieu de leurs jardinets rétrécis par l’hiver, aux arbustes secs comme le bois dégarni des kiosques et des treillages, plus loin des routes défoncées de flaques où défilaient des bâches inondées, un horizon couleur de rouille, des vols de corbeaux sur les champs déserts.

Il ferma les yeux devant ce navrant hiver du nord que le sifflet du chemin de fer traversait de longs appels de détresse ; mais, sous ses paupières closes, ses pensées ne furent pas plus riantes. Si près de cette drôlesse, dont le lien tout en se dénouant lui serrait encore le cœur, il songeait à ce qu’il avait fait pour elle, à ce que l’entretien d’une étoile lui coûtait depuis six mois. Tout est faux dans cette vie de théâtre, surtout le succès qui ne vaut que ce qu’on l’achète. Frais de claque, billets au contrôle, dîners, réceptions, cadeaux aux reporters, la publicité sous toutes ses formes, et ces magnifiques bouquets devant lesquels l’artiste rougit, s’émeut en chargeant ses bras, sa poitrine nue, le satin de sa robe ; et les ovations pendant les tournées, les conduites à l’hôtel, les sérénades au balcon, ces continuels excitants à la morne indifférence du public, tout cela se paie et fort cher.