Page:Daudet - Numa Roumestan, Charpentier, 1881.djvu/75

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pleurait pas, elle tombait des larmes ; et, quoique très enlourdie, ne mettait pas plus de demi-heure pour faire son tour de ville. Le tout agrémenté de ces menues apostrophes sans signification précise dont les Provençaux sèment leurs discours, de ces copeaux qu’ils mettent entre les phrases pour en atténuer, exalter ou soutenir l’accent multiple : « Aie, ouie, avai, açavai, au moins, pas moins, différemment, allons !… »

Ce mépris de la dame du Midi pour l’idiome de sa province s’étend aux usages, aux traditions locales, jusqu’aux costumes. De même que tante Portal ne voulait pas que son cocher parlât provençal, elle n’aurait pas souffert chez elle une servante avec le ruban, le fichu arlésiens. « Ma maison n’est pas un mas, ni une filature, » se disait-elle. Elle ne leur permettait pas davantage de « portait chapo… » Le chapeau, en Aps, c’est le signe distinctif, hiérarchique, d’une ascendance bourgeoise ; lui seul donne le titre de madame qu’on refuse aux personnes du commun. Il faut voir de quel air supérieur la femme d’un capitaine en retraite ou d’un employé de la mairie à huit cents francs par an, qui fait son marché elle-même, parle du haut d’une gigantesque capote à quelque richissime fermière de Crau, la tête serrée sous sa cambrésine garnie de vraies dentelles antiques. Dans la maison Portal, les dames portaient chapeau depuis plus d’un siècle. Cela rendait la tante très dédaigneuse au pauvre monde et valut une terrible scène à Roumestan quelques jours après la fête des Arènes.

C’était un vendredi matin, pendant le déjeuner.