Page:Daudet - Numa Roumestan, Charpentier, 1881.djvu/92

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du travail, sous un arbre quand on en trouve, dans l’ombre d’une meule, au creux d’un fossé. Mais Valmajour et son père travaillant tout près, sur leur bien, venaient le faire à la maison. Et déjà la table les attendait, deux ou trois petites assiettes creuses en terre jaune, des olives confites et une salade de romaine toute luisante d’huile. Dans la coque en osier où se placent la bouteille et les verres, Roumestan crut voir du vin.

« Vous avez donc encore de la vigne par ici ? » demanda-t-il d’un air aimable, essayant d’apprivoiser l’étrange petite sauvagesse. Mais, à ce mot de vigne, elle bondit, un vrai saut de chèvre piquée par un aspic, et sa voix fut tout de suite à un diapason de fureur. De la vigne ! Ah ! oui, joliment !… Il leur en restait, de la vigne !… Sur cinq, ils n’avaient pu en sauver qu’une, la plus petite, et encore il fallait la tenir sous l’eau six mois de l’an. De l’eau de la roubine, qui leur coûtait les yeux de la tête. Et tout ça, la faute de qui ? La faute des rouges, de ces porcs, de ces monstres de rouges et de leur république sans religion qui avait déchaîné sur le pays toutes les abominations de l’enfer.

À mesure qu’elle parlait avec cette passion, ses yeux devenaient plus noirs, d’un noir assassin, tout son joli visage convulsé et grimaçant, la bouche tordue, le nœud des sourcils serré jusqu’à faire un gros pli au milieu du front. Le plus drôle, c’est qu’elle continuait à s’activer dans sa colère, préparait le feu, le café de ses hommes, se levait, se baissait, ayant en main le soufflet, la cafetière, ou des sarments tout enflammés qu’elle brandissait