Page:Daudet - Rose et Ninette, Le trésor d'Arlatan, La Fédor, 1911.djvu/247

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un peu moins minable cependant. Au lieu de porter les espadrilles et la vareuse en papier brûlé des deux roulottiers, celui-ci était chaussé de souliers vernis, de guêtres blanches, vêtu de drap noir tout neuf, et coiffé très en arrière d’un haute forme à bords plats endeuillé d’un immense crêpe qui laissait à découvert, sous des boucles grisonnantes et comme poudrées, un grand front blême en pyramide, des yeux rougis, brûlés d’alcool, des joues flasques et flottantes, sabrées de ces rides profondes que creuse l’ablation des grosses dents ; une majestueuse cravate blanche d’homme de loi de l’ancien temps achevait de singulariser le personnage, sirotant à petits coups dans un verre, épais et lourd comme une tasse, une purée d’absinthe que lui disputait un tourbillon de guêpes. En face de lui, une gamine de dix à douze ans, en noir comme son père, les mêmes traits fripés et bouffis, les mêmes yeux larmoyants, était assise entre deux tout petits garçons en deuil aussi, et vêtus comme des hommes, sur lesquels la grande sœur veillait avec une autorité et des précautions de maman, coupant leur pain, remplissant leurs verres, détaillant le fromage en parts égales et, dans son empressement à donner la becquée à ses petits affamés, oubliant qu’elle non plus n’avait rien mangé ni bu depuis le matin. Autour du grand quartier de brie posé devant eux sur la table