Page:Daudet - Rose et Ninette, Le trésor d'Arlatan, La Fédor, 1911.djvu/246

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tilleuls rabougris, lourds et immuables comme elle, faisait face au portail de l’église. Tout autour, sur l’étroite place, deux roulottes dételées, restées là depuis la fête du pays, dormaient dans l’atmosphère pesante. Quatre heures sonnèrent ; et sitôt après, les notes d’un glas, lentes, espacées, tombées du clocher une à une, annoncèrent l’approche du convoi. Une envie subite lui vint de le regarder passer. Mais où se mettre pour ne pas être vu ? Dans un coin de la place, derrière quelques caisses de lauriers-roses, il avisa un cabaret moisi où l’on arrivait par quatre marches. Il entra, se fit servir près d’une fenêtre. Deux roulottiers blafards, à têtes d’aventures, buvaient debout devant le comptoir, surveillant du coin de l’œil leurs maringotes dételées sous les arbres de la place et se contant tout haut leurs détresses, les grandes et petites misères du métier.

En arrivant, du Bréau entendit le plus âgé dire à l’autre d’un accent de certitude et d’expérience :

« Mets des épaulettes à ton Jean-Jean, ça te fera le colonel qui te manque… »

Tout de suite il songea comme Louise aurait ri de ce mot d’impresario forain, elle qui les aimait tant, ces Delobelle de grande route. Et justement il y avait à une table voisine de la sienne un homme à menton bleu, répondant, lui aussi, à cette catégorie de cabotins bohèmes,