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Page:Daudet - Rose et Ninette, Le trésor d'Arlatan, La Fédor, 1911.djvu/307

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SOUVENIR d’un CHEF DE CABINET

voris à la d’Orléans, il vint à moi, vif et familier, et me poussa par l’épaule vers un personnage très chauve et de grande allure qui se chauffait le dos à la cheminée.

« Mon cher comte, voici notre oiseau bleu, » dit le ministre avec désinvolture et déférence.

Le comte me regarda une minute, à fond, puis m’interrogea sur mon âge, ma famille…

« Marié ?… pas encore d’enfant ?… Ah ! tant mieux… »

Nonchalance ou fatigue, la moitié des mots restait dans sa moustache. Je ne comprenais pas toujours très bien, éprouvant du reste cet embarras où l’on se trouve devant quelqu’un qui se croit très connu de vous et dont la personnalité vous échappe totalement. L’œil vague, l’esprit en défense, on écoute, à l’affût d’un mot, d’un détail pouvant vous mettre sur la voie. Cet air de réserve, de contrainte, plut beaucoup ; je l’ai su depuis, et j’en eus la preuve, immédiate, puisque le « cher, comte » inconnu m’offrait de me prendre comme chef de cabinet, huit mille francs, logé, chauffé… le rêve !

« Ça vous va ? »

Si ça m’allait !

« Eh bien ! demain matin, sept heures… au quai d’Orsay. »

Il me sourit de très haut, salua de même avec une grâce insolente que je n’ai jamais connue qu’à lui et s’en fut, escorté jusqu’au petit salon