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Les Sanguinaires

lumière m’arrivait du côté seul d’où ne venait pas le vent. Ces repas solitaires dans une pièce qui louchait m’ennuyèrent vite, et je demandai aux gardiens à manger avec eux. J’avais apporté des provisions, des conserves, une bonne eau-de-vie. Eux m’offraient des légumes secs, le poisson de Trophime le Provençal, très adroit pêcheur d’oursins et de rascasses. Dès le premier repas, la connaissance était faite.

Trois types très différents, ces gardiens, avec une passion commune : la haine. Ce qu’ils se haïssent tous les trois ! J’avais en arrivant commencé quelques vers restés inachevés sur la table de ma chambre. Dès le premier soir, le chef me prévint au moment de prendre la relève : « Méfiez-vous de mes camarades, ne laissez rien traîner. » Le lendemain, Bertolo m’en disait autant ; et le vieux Trophime, avec le sourire de Iago, m’engageait à garder sur moi la clef de ma chambre. C’est lui pourtant qui me paraît le moins enragé des trois. Il a des yeux de lézard, luisants et doux, une barbiche blanche inoffensive qui sautille si drôlement pendant qu’il chante ses motets provençaux. Très adroit cuisinier, sans rival pour l’aïoli et la bouillabaisse, il est toujours en quête de quelque fricot, il chasse, il pêche, cherche des œufs de gouailles dans les roches, et très exactement, matin et soir, fait le tour de l’île pour s’assurer si la mer n’a pas jeté d’épave bonne