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LES SANGUINAIRES

à prendre. Il a parfois des aubaines, entre autres un certain baril de rhum resté légendaire dans le phare.

En dehors du service, les deux autres camarades ne s’occupent de rien. Ce sont des fonctionnaires, des messieurs de l’administration ; ils croiraient déroger en faisant n’importe quoi. Toute la journée je les vois jouer à la scopa, jeu d’astuce et de méfiance, où les mains dissimulent les cartes, où les yeux se guettent en dessous ; Quand ils ne jouent pas, ils combinent, ruminent de mauvais coups contre l’autre, le camarade. Tempéraments corses, ardents, vindicatifs, la vie solitaire développe chez eux cette sombreur de nature, et ce n’est pas le temps qui leur manque pour fignoler leurs vendettas.

Dinelli, le gardien chef, qui « a travaillé pour être prêtre », est le seul qui lise un peu. Mais la bibliothèque du phare n’est pas riche ; elle se compose d’un Plutarque dépareillé, à tranche rouge, que le pauvre homme ressasse depuis des années et dont il se représente les personnages comme des héros du père Dumas, à rapières et grands panaches. Il lit surtout la nuit, pendant les heures de quart, dans la lanterne. Quand je le vois monter le petit escalier tournant à lamelles de cuivre, son gros bouquin rouge sous le bras, je pense à Shakespeare et au retentissement que les histoires