Page:Daudet - Rose et Ninette, Le trésor d'Arlatan, La Fédor, 1911.djvu/341

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
338
LES SANGUINAIRES

« en Ajaccio » avec sa famille ; et moi je songe à cette fièvre de haine, étrange malaria qui se gagne dans la solitude et dont je subis moi-même le mystérieux frisson. Je me représente le lazaret du temps des trois ménages, ces batailles de femmes, d’enfants, de poules, ces tueries dans les petites logettes…

… Onze heures sonnent à la grande horloge du phare. On entend un bruit de poids, de chaîne qui se dévide. Des pas lourds de sommeil traînent sur les dalles ; c’est la relève. La porte de la cuisine s’ouvre ; avant de monter prendre son quart, Bertolo entre boire à la bassine. Il nous jette un regard noir, méfiant : « Qu’est-ce qu’ils conspirent là, tous les deux sans lumière ? » Puis, essuyant sa bouche rase avec la manche de son pelone, il ramasse sur la table la grosse pipe rouge et la lampe qu’il y a posées, et s’en va sur un « bonné nouit, pinsouti (Français) », qui manque de mansuétude. Derrière lui, quand Dinelli, le gardien chef, après avoir signé le livre de bord, s’est enfermé à deux tours dans sa chambre, alors Trophime vient à moi, le doigt sur les lèvres, et me dit tout bas, avec des yeux farceurs, un rire silencieux qui fait danser sa barbiche de vieille chèvre :

« Nous aussi, nous arroserons la bûche de Noël… Nous poserons cachefeu, comme on dit chez nous… Vous allez voir… »

Il enjambe la fenêtre qui, de ce côté-là, se