Page:Daudet - Souvenirs d’un homme de lettres, 1889.djvu/156

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prêtées. Avant que la mort ne les séparât, ils avaient toujours pensé ensemble et vous ne trouveriez pas un bout de prose de vingt lignes qui ne porte leur double marque et ne soit signé de leurs deux noms inséparablement unis. Une petite fortune — douze à quinze mille livres de rentes pour deux — leur assurait le loisir et l’indépendance. Avec cela, ils s’étaient fait une existence fermée, toute de joie littéraire et de labeur. De temps en temps, un grand voyage à la Gérard de Nerval, à travers Paris, à travers les livres, toujours par les petits sentiers, car ils avaient une sincère horreur, ces touristes raffinés, pour tout ce qui ressemble à la route battue de tous, avec son monotone ruban, ses poteaux indiquant le but, ses fils télégraphiques et sa double rangée de cailloux cassés en pyramide. On allait ainsi, bras dessus, bras dessous, fourrageant les livres et la vie, notant le détail de mœurs, le coin ignoré, la brochure rare, et cueillant toute fleur nouvelle avec la même joie curieuse, qu’elle poussât dans les ruines de l’histoire ou entre les pavés gras du Paris