Page:Daudet - Souvenirs d’un homme de lettres, 1889.djvu/246

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fureur. Mais la chance s’acharnait contre lui. Il perdait, il perdait toujours. Je le sentais crispé, frémissant, n’ayant plus même la force de faire bon visage à la mauvaise fortune. À chaque carte qui tombait, ses ongles s’enfonçaient dans la laine du tapis : c’était navrant.

Peu à peu cependant, hypnotisé par cette atmosphère provinciale d’ennui et de désœuvrement, très las aussi de mon voyage, je n’aperçus plus la table de jeu que comme une vision lumineuse très vague, très effacée, et je finis par m’endormir à ce murmure de voix et de cartes remuées. Je fus réveillé tout à coup par un bruit de paroles irritées, sonnant haut dans les salles vides. Tout le monde était parti. Il ne restait plus que le membre du Jockey-Club et mon grand garçon de tout à l’heure, tous les deux attablés et jouant. La partie était sérieuse, un écarté à dix louis ; et rien qu’à voir le désespoir qui gonflait cette bonne grosse face de boule-dogue, je compris que le montagnard perdait encore.

« Ma revanche ! » criait-il de temps en