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Page:Daudet - Tartarin sur les Alpes, 1901.djvu/136

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inaccessibles. C’était un asile à atteindre avant la nuit, puisqu’on avait perdu la direction des Grands-Mulets, mais au prix de quels efforts, de quels dangers peut-être !

« Surtout ne me lâchez pas, qué, Gonzague…

— Ni vous non plus, Tartaréïn. »

Ils échangèrent ces recommandations sans se voir, séparés par une arête derrière laquelle Tartarin a disparu, avançant l’un pour monter, l’autre pour descendre, avec lenteur et terreur. Ils ne se parlent même plus, concentrant toutes leurs forces vives, crainte d’un faux pas, d’une glissade. Tout à coup, comme il n’est plus qu’à un mètre de la crête, Bompard entend un cri terrible de son compagnon, en même temps qu’il sent la corde se tendre d’une violente et désordonnée secousse… Il veut résister, se cramponner pour retenir son compagnon sur l’abîme. Mais la corde était vieille, sans doute, car elle se rompt brusquement sous l’effort.

« Outre !

— Boufre ! »

Ces deux cris se croisent, sinistres, déchirant le silence et la solitude, puis un calme effrayant, un calme de mort que rien ne trouble plus dans la vastitude des neiges immaculées.

Vers le soir, un homme ressemblant vaguement à Bompard, un spectre aux cheveux dressés, boueux, ruisselant, arrivait à l’auberge des Grands-Mulets où on le frictionnait, le réchauffait, le couchait avant qu’il eût prononcé d’autres paroles que celles-ci, entrecoupées de larmes, de poings levés au ciel. « Tartarin… perdu… cassé la corde… » Enfin on put comprendre le grand malheur qui venait d’arriver.

Pendant que le vieil aubergiste se lamentait et ajoutait un nouveau chapitre aux sinistres de la montagne en attendant que son ossuaire s’enrichît des restes de l’accident, le Suédois et ses guides, revenus de leur expédition, se mettaient à la recherche de l’infortuné Tartarin avec des cordes, des échelles, tout l’attirail d’un sauvetage, hélas ! infructueux. Bompard, resté comme ahuri, ne pouvait fournir aucun indice précis ni sur le drame ni sur l’endroit où il avait eu lieu. On trouva seulement au Dôme du Goûter un bout de corde resté dans une anfractuosité de glace. Mais cette corde, chose singulière, était coupée aux deux bouts comme avec un instrument