Page:Daudet - Tartarin sur les Alpes, 1901.djvu/21

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pardonne, et pourtant c’est bien lui qui a causé ma mort… »

Ici, Tartarin fut obligé de s’arrêter, aveuglé d’un grand flot de larmes. Pendant une minute, il se vit fracassé, en lambeaux, au pied d’une haute montagne, ramassé dans une brouette et ses restes informes rapportés à Tarascon. Ô puissance de l’imagination provençale ! il assistait à ses propres funérailles, entendait les chants noirs, les discours sur sa tombe : « Pauvre Tartarin, péchère !… » Et, perdu dans la foule de ses amis, il se pleurait lui-même.

Mais, presque aussitôt, la vue de son cabinet plein de soleil, tout reluisant d’armes et de pipes alignées, la chanson du petit filet d’eau au milieu du jardin, le remit dans le vrai des choses. Différemment, pourquoi mourir ? pourquoi partir même ? Qui l’y obligeait, quel sot amour-propre ? risquer la vie pour un fauteuil présidentiel et pour trois lettres !…

Ce ne fut qu’une faiblesse, et qui ne dura pas plus que l’autre. Au bout de cinq minutes, le testament était fini, paraphé, scellé d’un énorme cachet noir, et le grand homme faisait ses derniers préparatifs de départ.

Une fois encore le Tartarin de garenne avait triomphé du Tartarin de choux. Et l’on pouvait dire du héros tarasconnais ce qu’il a été dit de Turenne : « Son corps n’était pas toujours prêt à aller à la bataille, mais sa volonté l’y menait malgré lui. »


Le soir de ce même jour, comme le dernier coup de dix heures sonnait au jacquemart de la maison de ville, les rues déjà désertes, agrandies, à peine çà et là un heurtoir retardataire, de grosses voix étranglées de peur se criant dans le noir : « Bonne nuit, au mouain… » avec une brusque retombée de porte, un passant se glissait dans la ville éteinte où rien n’éclairait plus la façade des maisons que les réverbères et les bocaux teintés de rosé et de vert de la pharmacie Bézuquet se projetant sur la placette avec la silhouette du pharmacien accoudé à son bureau et dormant sur le Codex. Un petit acompte qu’il prenait ainsi chaque soir, de neuf à dix, afin, disait-il, d’être plus frais la nuit si l’on avait besoin de ses services. Entre nous, c’était là une simple tarasconnade, car on ne le réveillait jamais et, pour dormir plus tranquille, il avait coupé lui-même le cordon de la sonnette de secours.