Page:Daudet - Tartarin sur les Alpes, 1901.djvu/29

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Heureusement, le vieux diplomate venait derrière elles, très sommairement vêtu d’un pardessus que dépassaient des caleçons blancs et des bouts de cordonnets.

Enfin, voilà un homme !…

Tartarin courut à lui en agitant les bras : « Ah ! monsieur le baron, quel malheur !… Savez-vous quelque chose ?… Où est-ce ?… Comment a-t-il pris ?

— Qui ? Quoi ?… » bégayait le baron ahuri, sans comprendre.

« Mais, le feu…

— Quel feu ?… »

Le pauvre homme avait une mine si extraordinairement déprimée et stupide que Tartarin l’abandonna et s’élança dehors brusquement pour « organiser les secours !… »

« Des secours ! » répétait le baron et, après lui, cinq ou six garçons de salle qui dormaient debout dans l’antichambre et s’entre-regardèrent, absolument égarés… « Des secours !… »

Au premier pas dehors, Tartarin s’aperçut de son erreur. Pas le moindre incendie. Un froid de loup, la nuit profonde à peine éclaircie des torches de résine qu’on agitait ça et là et qui faisaient sur la neige de grandes traces sanglantes.

Au bas du perron, un joueur de cor des Alpes mugissait sa plainte modulée, un monotone ranz des vaches à trois notes avec lequel il est d’usage, au Rigi-Kulm, de réveiller les adorateurs du soleil et de leur annoncer la prochaine apparition de l’astre.

On prétend qu’il se montre parfois à son premier réveil à la pointe extrême de la montagne, derrière l’hôtel. Pour s’orienter, Tartarin n’eut qu’à suivre le long éclat de rire des misses qui passaient près de lui. Mais il allait plus lentement encore plein de sommeil et les jambes lourdes de ses six heures d’ascension.

« C’est vous, Manilof ?… dit tout à coup dans l’ombre une voix claire, une voix de femme… Aidez-moi donc… J’ai perdu mon soulier. »

Il reconnut le gazouillis étranger de sa petite voisine de table, dont il cherchait la fine silhouette dans le pâle reflet blanc montant du sol.

« Ce n’est pas Manilof, mademoiselle, mais si je puis vous être utile… »