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Page:Daudet - Tartarin sur les Alpes, 1901.djvu/32

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— Bé ! vrai ! en voilà un qui ne manque pas de toupet !… » se dit le Tarasconnais, puis à la réflexion : « Je connais cette voix, pas mouain. »

Il reconnaissait surtout l’accent, cet assent du Midi qui se distingue de loin comme l’odeur de l’ail ; mais tout préoccupé de retrouver sa jeune inconnue, il ne s’arrêta pas, continua d’inspecter les groupes sans succès. Elle avait dû rentrer à l’hôtel, comme ils faisaient tous, fatigués de rester à grelotter, à battre la semelle.

Des dos ronds, des tartans dont les franges balayaient la neige s’éloignaient, disparaissaient dans le brouillard de plus en plus épaissi. Bientôt il ne resta plus, sur le plateau froid et désolé d’une aube grise, que Tartarin et le joueur de cor des Alpes qui continuait à souffler mélancoliquement dans l’énorme bouquin, comme un chien qui aboie à la lune.

C’était un petit vieux à longue barbe, coiffé d’un chapeau tyrolien orné de glands verts lui tombant dans le dos, et portant, comme toutes les casquettes de service de l’hôtel, le Regina montium en lettres dorées. Tartarin s’approcha pour lui donner son pourboire, ainsi qu’il l’avait vu faire aux autres touristes.

« Allons nous coucher, mon vieux », dit-il ; et, lui tapant sur l’épaule avec sa familiarité tarasconnaise : « Une fière blague, qué ! le soleil du Rigi. »

Le vieux continua de souffler dans sa corne, achevant sa ritournelle trois notes avec un rire muet qui plissait le coin de ses yeux et secouait les glands verts de sa coiffure.

Tartarin, malgré tout, ne regrettait pas sa nuit. La rencontre de la jolie blonde le dédommageait du sommeil interrompu ; car, tout près de la cinquantaine, il avait encore le cœur chaud, l’imagination romanesque, un ardent foyer de vie. Remonté chez lui, les yeux fermés pour se rendormir, il croyait sentir dans sa main le petit soulier menu si léger, entendre les petits cris sautillants de la jeune fille : « Est-ce vous, Manilof ?… »

Sonia… quel joli nom !… Elle était Russe certainement ; et ces jeunes gens voyageant avec elle, des amis de son frère, sans doute… Puis tout se brouilla, le joli minois frisé en or alla rejoindre d’autres visions flottantes et assoupies, pentes du Rigi, cascades en panaches ; et bientôt