Page:Daudet - Tartarin sur les Alpes, 1901.djvu/35

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Quatre corps humains à plat ventre ou sur le dos, dégringolant la pente presque à pic d’un névé, les bras jetés, les mains qui tâtent, se cramponnent, cherchent la corde rompue qui tenait ce collier de vies et ne sert qu’à les entraîner mieux vers la mort, vers le gouffre où le tas va tomber pêle-mêle avec les cordes, les piolets, les voiles verts, tout le joyeux attirail d’ascension devenu soudainement tragique.

« Mâtin ! » fit le Tarasconnais parlant tout haut dans son épouvante.

Un maître d’hôtel fort poli entendit son exclamation et crut devoir le rassurer. Les accidents de ce genre devenaient de plus en plus rares ; l’essentiel était de ne pas faire d’imprudence et, surtout, de se procurer un bon guide.

Tartarin demanda si on pourrait lui en indiquer un, là, de confiance… Ce n’est pas qu’il eût peur, mais cela vaut toujours mieux d’avoir quelqu’un de sûr.

Le garçon réfléchit, l’air important, tortillant ses favoris :

« De confiance… Ah ! si monsieur m’avait dit ça plus tôt, nous avions ce matin un homme qui aurait bien été l’affaire… le courrier d’une famille péruvienne…

— Il connaît la montagne ? fit Tartarin d’un air entendu.

— Oh ! monsieur, toutes les montagnes… de Suisse, de Savoie, du Tyrol, de l’Inde, du monde entier, il les a toutes faites, il les sait par cœur et vous les raconte, c’est quelque chose !… Je crois qu’on le déciderait facilement… Avec un homme comme celui-là, un enfant irait partout sans danger.

— Où est-il ? où pourrais-je le trouver ?

— Au Kaltbad, monsieur, où il prépare les chambres de ses voyageurs… Nous allons téléphoner. »

Un téléphone, au Rigi !

Ça, c’était le comble. Mais Tartarin ne s’étonnait plus.

Cinq minutes après, le garçon revint, rapportant la réponse.

Le courrier des Péruviens venait de partir pour la Tellsplatte, où il passerait certainement la nuit.

Cette Tellsplatte est une chapelle commémorative, un de ces pèlerinages en l’honneur de Guillaume Tell comme on en trouve plusieurs en Suisse. On s’y rendait beaucoup pour voir les peintures murales qu’un fameux peintre bâlois achevait d’exécuter dans la chapelle…

Par le bateau, il ne fallait guère plus d’une heure, une