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Page:Daudet - Tartarin sur les Alpes, 1901.djvu/46

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Tartarin, j’en ai eu de mauvais moments, j’en ai mangé du pain de misère, avant d’être entré au service de la Compagnie…

— La Compagnie ? »

Bompard baissa la voix discrètement.

« Chut ! tout à l’heure, pas ici… » Puis reprenant son intonation naturelle : « Et autrement, vous autres, à Tarascon, qu’est-ce qu’on fait ? Vous ne m’avez toujours pas dit ce qui vous amène dans nos montagnes… »

Ce fut à Tartarin de s’épancher. Sans colère, mais avec cette mélancolie de déclin, cet ennui dont sont atteints en vieillissant les grands artistes, les femmes très belles, tous les conquérants de peuples et de cœurs, il dit la défection de ses compatriotes, le complot tramé pour lui enlever la présidence, et le parti qu’il avait pris de faire acte d’héroïsme, une grande ascension, la bannière tarasconnaise plus haut qu’on ne l’avait jamais plantée, de prouver enfin aux alpinistes de Tarascon qu’il était toujours digne… toujours digne… L’émotion l’étreignait, il dut se taire, puis :

« Vous me connaissez, Gonzague… » Et rien ne saurait rendre ce qu’il mettait d’effusion, de caresse rapprochante, dans ce prénom troubadouresque de Bompard. C’était comme une façon de serrer ses mains, de se le mettre plus près du cœur… « Vous me connaissez, qué ! vous savez si j’ai boudé quand il s’est agi de marcher au lion ; et, pendant la guerre, quand nous avons organisé ensemble la défense du Cercle… »

Bompard hocha la tête avec une mimique terrible ; il croyait y être encore.

« Eh bien ! mon bon, ce que les lions, ce que les canons Krupp n’avaient pu faire, les Alpes y sont arrivées… J’ai peur.

— Ne dites pas cela, Tartarin !

— Pourquoi ? fit le héros avec une grande douceur… Je le dis, parce que cela est… »

Et tranquillement, sans pose, il avoua l’impression que lui avait faite le dessin de Doré, cette catastrophe du Cervin restée dans ses yeux. Il craignait des périls pareils ; et c’est ainsi qu’entendant parler d’un guide extraordinaire, capable de les lui éviter, il était venu se confier à lui.