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Page:Daudet - Tartarin sur les Alpes, 1901.djvu/9

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chanson de son pays lui revenant aux lèvres, l’homme du Midi se mit à fredonner tranquillement :


Ô coumtesso gènto,

Estelo dou Nord
Qué la neu argento,

Qu’Amour friso en or.[1]

Toute la table se retourna ; on crut qu’il devenait fou. Il rougit, se tint coi dans son assiette, n’en sortit plus que pour repousser violemment un des compotiers sacrés qu’on lui passait:

« Des pruneaux, encore !… Jamais de la vie ! »

C’en était trop.

Il se fit un grand mouvement de chaises. L’académicien, lord Chipendale (?), le professeur de Bonn et quelques autres notabilités du parti se levaient, quittaient la salle pour protester.

Les « Riz » presque aussitôt suivirent, en le voyant repousser le second compotier aussi vivement que l’autre.

Ni Riz ni Pruneau !… Quoi alors ?…

Tous se retirèrent ; et c’était glacial ce défilé silencieux de nez tombants, de coins de bouche abaissés et dédaigneux, devant le malheureux qui resta seul dans l’immense salle à manger flamboyante, en train de faire une trempette à la mode de son pays, courbé sous le dédain universel.

Mes amis, ne méprisons personne. Le mépris est la ressource des parvenus, des poseurs, des laiderons et des sots, le masque où s’abrite la nullité, quelquefois la gredinerie, et qui dispense d’esprit, de jugement, de bonté. Tous les bossus sont méprisants; tous les nez tors se froncent et dédaignent quand ils rencontrent un nez droit.

Il savait cela, le bon Alpiniste. Ayant de quelques années dépassé la quarantaine, ce « palier du quatrième » où l’homme trouve et ramasse la clef magique qui ouvre la vie jusqu’au fond, en montre la monotone et décevante enfilade, connais-

  1. « Gentille comtesse, – Lumière du Nord, – Que la neige argente, – Qu’Amour frise en or. » (Frédéric Mistral.)