Page:Daudet - Trente ans de Paris, Flammarion, 1889.djvu/268

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ticulant pour quatre, debout sur une table, ayant l’air de nager parmi un océan de têtes, Desroches, qui conduit et domine de sa voix de pitre le grand vacarme de la foire. Il est bien ainsi, l’air inspiré, la chemise ouverte, la cravate débridée, flottante, un vrai bâtard du neveu de Rameau !

Il vient là tous les soirs s’étourdir, se griser de paroles et de bière, nouer des collaborations, raconter des projets de livres, se mentir à lui-même et oublier que la maison est devenue odieuse, le travail assis, impossible, et qu’il ne serait même plus capable de recommencer les Raisins muscats. Sans doute il y avait à la brasserie de nobles esprits, des préoccupations sérieuses ; et parfois un beau vers, un paradoxe éloquent, rafraîchissait l’atmosphère comme un courant d’air pur, dissipant la fumée des pipes. Mais pour quelques hommes de talent, que de Desroches ! Pour quelques instants de belle fièvre, que d’heures maussades et perdues !

Puis quelle tristesse le lendemain, quels réveils amers dans le découragement de la