Page:Daudet - Trente ans de Paris, Flammarion, 1889.djvu/347

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À partir de cette entrevue nos rapports devinrent fréquents. Entre tous les moments passés ensemble, j’ai le souvenir d’une après-midi de printemps, d’un dimanche de la rue Murillo, qui m’est resté dans l’esprit, unique, lumineux. On parlait de Gœthe, et Tourguéneff nous avait dit : « Vous ne le connaissez pas. » Le dimanche suivant, il nous apporta Prométhée et le Satyre, ce conte voltairien, révolté, impie, élargi en poème dramatique. Le parc Monceau nous envoyait ses cris d’enfants, son clair soleil, la fraîcheur de ses verdures arrosées, et nous quatre, Goncourt, Zola, Flaubert et moi, émus de cette improvisation grandiose, nous écoutions le génie traduit par le génie. Cet homme qui tremblait la plume à la main avait, debout, toutes les audaces du poète, ce n’était pas la traduction menteuse qui fige et qui pétrifie, Gœthe vivait et nous parlait.

Souvent aussi Tourguéneff venait me trouver au fond du Marais, dans le vieil hôtel Henri II que j’habitais alors. Il s’amusait du spectacle étrange de cette cour d’honneur, de cette royale demeure à pignons, à