Page:Daudet - Trente ans de Paris, Flammarion, 1889.djvu/82

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d’une haleine jusqu’à la seconde quinzaine de mars. Nulle part, à aucune époque de ma vie, pas même quand un caprice de silence et d’isolement m’enfermait dans une chambre de phare, je n’ai vécu aussi complétement seul. La maison était loin de la route, dans les terres, écartée même de la ferme dépendante dont les bruits ne m’arrivaient pas. Deux fois par jour, la femme du baїlo (fermier) me servait mon repas, à un bout de la vaste salle à manger dont toutes les fenêtres, moins une, tenaient leurs volets clos. Cette Provençale, bègue, noire, le nez écrasé comme un Cafre, ne comprenant pas quelle étrange besogne m’avait amené à la campagne en plein hiver, gardait de moi une méfiance et une terreur, posait les plats à la hâte, se sauvait sans un mot, en évitant de retourner la tête. Et c’est le seul visage que j’aie vu pendant cette existence de stylite, distraite uniquement, vers le soir, par une promenade dans une allée de hauts platanes jetant leurs écorces à la plainte du vent, à la tristesse d’un soleil froid et rouge dont les grenouilles saluaient le