Page:Daumal - La Grande beuverie, 1939.djvu/115

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Scients et de les purger de tout contenu sensible afin de les réduire en nombres, figures et opérations de pure pensée ; d’où, par simplification, élimination, reconstruction, transposition, raisonnement, ils élaborent des lois de diamant auxquelles les Scients se plieront avec humilité et reconnaissance. Ils parlent une langue merveilleuse, agencée de telle manière que le faux et le vague ne peuvent pas y trouver d’expression : ce qui leur permet, ayant trouvé une vérité, de la dire et d’en tirer les conséquences sans avoir à penser davantage.

Jusque-là, rien ne les différencierait de ces êtres, humains par le corps et, dirait-on, divins par l’intellect, que nous honorons du nom de mathématiciens. Mais les Épurateurs de comptes ne sont pas plus de vrais mathématiciens que les Scients ne sont de vrais savants. Ils se font remarquer d’abord par leur extraordinaire faculté de parler durant de longues heures, dans un ravissement visible et sans montrer le moindre signe de fatigue, sans jamais rien dire, sans jamais parler de rien, mais avec une rigueur logique et une aisance telles qu’il est bien difficile au cerveau le plus inerte de résister à l’enchantement de leur langage cristallin.

Surtout, ils diffèrent des mathématiciens en ce qu’ils considèrent leurs fonctions d’épurateurs de comptes et de législateurs de l’expression comme des fonctions viles et serviles, dont on s’acquitte rapidement lorsqu’on y est forcé, et qui doivent céder le pas à un travail, disent-ils, beaucoup plus noble et désintéressé. Déformant un mot d’un de nos contemporains, ils ont pris pour devise : « Nous ne voulons parler de rien. » Leur pierre philosophale, leur Grand Œuvre, qui n’est jamais atteint et qui domine toute leur recherche, c’est le Système parfait qui ne s’appliquerait à aucune expérience humaine, qui resterait éminemment inutilisable. Mais ce but, comme tout but désintéressé, s’éloigne d’eux à chaque pas qu’ils font pour s’en rapprocher : inventent-ils des nombres inchif-