Page:Daumal - La Grande beuverie, 1939.djvu/116

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frables, des espaces en forme d’espalier ou de tire-bouchon, des géométries à nombre de dimensions variables, des étendues à trous et à bosses, des essences discontinues, il se trouve toujours, un jour ou l’autre, un Scient pour découvrir que ces constructions arbitraires rendent compte très précisément des phénomènes encore inexpliqués du monde physique. Car la Mathématique et la Poésie ont ceci de commun qu’elles conservent leur vertu incorruptible alors même qu’elles s’expriment par la bouche d’un homme inconscient ; en ce cas, elles se pensent par lui, et lui n’est alors qu’un possédé, un maniaque, un inspiré, comme dit Socrate du poète dans l’Ion.

Je faillis, ai-je dit, me laisser séduire par ces sirènes intellectuelles, mais tout particulièrement par l’une d’elles, un jeune homme d’une grande agilité de cerveau et au corps presque rendu transparent par l’oubli où son locataire le laissait. Voici, réduite à ses grandes lignes, la théorie qu’il avait conçue :

« Si la science mathématique n’arrive pas à s’arracher définitivement au monde sensible, c’est qu’elle oublie de pousser à ses dernières conséquences la grande remarque d’Einstein (ou de Hegel, peut-être), que l’objet connu est modifié par l’acte de connaître. Tout système mathématique doit donc intégrer non seulement l’espace, avec ses trois dimensions non orientées, et le temps, avec son unique direction, mais aussi la conscience, avec ses deux directions opposées : être et non-être, ou encore conscience et inconscience, ou encore création et mécanisme ; c’est donc dans un continuum à trois dimensions et trois directions qu’il faut inscrire le monde sensible afin de le réduire à rien par la puissance dissolvante de l’abstraction.

« Le premier travail était de donner une expression numérique aux deux directions de la conscience. Or — et comment n’y avait-on pas pensé plus tôt ? — il