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Une question vieille comme le monde me vint à l’esprit et je voulus la tirer au clair avant de visiter la demeure des dieux. J’interrogeai le Professeur.

— Comment ce monde ne s’emplit-il pas ? Comment s’en va le surplus ? Car, puisqu’ils ne vivent pas vraiment, ils ne sauraient mourir.

— C’est bien à quoi nous avons songé. Puisque vous m’avez posé la question, je vous répondrai. Mais que cela reste entre nous.

Il me fit asseoir sous un arbre de laiton et commença :

— Il faut en effet organiser la mort, sans quoi la vie ne serait qu’un perpétuel cercle vicieux. Quelques malades, il est vrai, finissent par mourir de leur maladie, surtout parmi ceux qui ont été apportés ici étant adultes ; on voit de temps en temps un Bougeotteur faire explosion, ou se laisser dévorer par son automobile, un Fabricateur se changer en statue, en piano ou en porte-plume, un Explicateur en thermomètre ou en rat de bibliothèque. Mais la jeunesse, Monsieur, l’immortelle jeunesse, qui est née ici, qui a grandi ici, comment la faire périr ? On n’avait rien fait jusqu’à nos jours pour la jeunesse. Aussi, quand je suis arrivé, je me suis trouvé aux prises avec des légions d’adolescents dont le nombre toujours croissant ne trouvait plus de place dans nos hôpitaux. Ils menaçaient de tout casser, ils tapaient du pied, ils auraient pu défoncer le plancher, crever le pla-