Page:Daumal - La Grande beuverie, 1939.djvu/140

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dont, disait-il à peu près, l’étincelante queue était remordue par un serpent que lui-même venait de mordre. Un seul osa dire cyniquement qu’il écrivait « pour donner rendez-vous », mais on ne venait guère à ses rendez-vous et d’ailleurs nous l’avons fait excommunier.

Un contentement général se répandit parmi les dieux. Chacun s’efforçait de se montrer plus ouroboriste que l’autre.

L’Archicrate, prié à son tour de manifester son ouroborisme, mit ses mains en porte-voix et, par la trappe, cria à ses fidèles :

— Pratiquez les sports militaires. Car le sportif d’aujourd’hui est le soldat de demain. Le soldat de demain repoussera l’envahisseur et ouvrira du même coup de nouveaux débouchés aux industries de son pays. Les industries prospéreront, le pays deviendra riche et pourra donc entretenir des sociétés de préparation militaire, d’où sortiront les soldats d’après-demain, qui repousseront l’envahisseur et ouvriront du même coup de nouveaux débouchés…

On fit apporter la machine à répétition. Je me rappelais sombrement toute ma vie jusqu’à ce jour et j’entendais tourner dans ma mémoire cent souvenirs de serpents ourobores. Je me souvenais des beuveries qui nous donnaient soif et de la soif qui nous faisait boire ; de Sidonius qui racontait son rêve sans fin ; des gens qui travaillaient pour se nourrir et qui mangeaient pour avoir la force de travailler ; des idées noires que je noyais si tristement dans la futaille et qui renaissaient sous d’autres couleurs. Entre les cercles vicieux de la beuverie et ceux des paradis artificiels, je ne pourrais plus jamais choisir, je ne pourrais plus m’engrener, je n’étais plus qu’une désolation.