Page:Daumal - La Grande beuverie, 1939.djvu/139

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écrivit un court billet et comme il le tenait un moment au-dessus du trou avant de le lâcher, je pus, en rampant sous son fauteuil, déchiffrer le message :

« Nous décrétons obligatoire dès ce jour dans toutes les écoles l’emploi intensif d’expressions ourobores.

« Signé : l’Archilinguiste. »

Le dieu du langage respira encore deux ou trois fois les fumées d’un punch qu’on préparait en bas en son honneur et tapa familièrement sur l’épaule de l’Archiscient.

— Eh bien, mon cher collègue, lui dit-il, voici l’ouroborisme à la mode. Qu’en faites-vous dans votre partie ?

— Nous le pratiquons déjà, dit l’autre. Ainsi expliquons-nous que si la vache n’est pas carnivore, c’est parce qu’autrement elle ne serait plus une vache ; que la Terre tourne autour du Soleil parce que celui-ci occupe un des foyers de l’ellipse décrite par notre globe ; que l’homme recherche le bonheur parce qu’il est doué d’un eudémonotropisme positif ; que la glace flotte sur l’eau en raison de sa densité moindre et que deux et deux font toujours quatre parce qu’autrement ce serait absurde. Tout récemment, un de nos scients a mis en faveur le « concept opérationnel », qui est, dit-il, un concept identique à l’opération que l’on doit faire pour le former : comme le concept d’une mesure est identique à l’opération de mesurer. On n’est pas plus ouroboristes que nous, vous voyez.

— Et nous ne restons pas en arrière, dit l’Archipwatt. Un de mes protégés ayant, quelques années passées, posé à ses confrères la question : « Pourquoi écrivez-vous ? », presque tous ont répondu en substance : « Pour nous exprimer » ou « parce que nous ne pouvons pas faire autrement ». Certain répondit même : « par faiblesse », qui par ailleurs agençait magnifiquement des paroles