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La lumière du jour et le grand tremblement qui secouait l’édifice changeaient tout le décor. Les murs et les planchers se ramollissaient comme de la cire dans une fournaise, se plissaient, se creusaient en rigoles qui se refermaient en tuyaux mous d’où suintaient des liquides visqueux et tièdes. Je glissais et culbutais entre des masses humides qui se rétractaient comme de douleur à mon contact, une chaleur étouffante montait autour de moi, je tombais dans des trous d’eau saumâtre, je m’accrochais à des tiges flexibles que je sentais, sous mes mains, animées d’une pulsation étrangement familière.

Il arrive qu’aux moments de danger mortel l’émotion se trouve anesthésiée et l’appareil du langage paralysé. La pensée, libre des mots et de la peur, agit alors avec sa science et sa clarté propres, froidement, logiquement. C’est ce qui m’arrivait. Je reconnus vite que j’avais dégringolé jusque dans les étages inférieurs de la maison. Il y avait là de vastes chaudières sous pression, des moteurs, des systèmes compliqués de cordages et de leviers, tout cela fait de matières souples et baignant dans un lubréfiant tiède. Le combustible arrivait par un tuyau qui s’ouvrait à l’étage supérieur et à l’entrée duquel un concasseur le broyait et le malaxait. En bas, la bouillie ainsi produite passait par des alambics qui la purifiaient et en tiraient un liquide rouge. À l’étage intermédiaire, une pompe aspirait ce liquide et le refoulait vers les