Page:Daumal - La Grande beuverie, 1939.djvu/20

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réel, et non seulement possible. Pour cela, il faut, comme quatrième élément, entre les interlocuteurs une expérience commune de la chose dont il est parlé. Cette expérience commune est la réserve d’or qui confère une valeur d’échange à cette monnaie que sont les mots ; sans cette réserve d’expériences communes, toutes nos paroles sont des chèques sans provision ; l’algèbre, justement, n’est qu’une vaste opération de crédit intellectuelle, un faux-monnayage légitime parce qu’avoué : chacun sait qu’elle a sa fin et son sens en autre chose qu’elle-même, à savoir en l’arithmétique. Mais ce n’est pas encore assez que le langage ait clarté et contenu, comme si je dis « ce jour-là, il pleuvait » ou « trois et deux font cinq » ; il faut encore qu’il ait un but et une nécessité.

Autrement, de langage on tombe en parlage, de parlage en bavardage, de bavardage en confusion. Dans cette confusion des langues, les hommes, même s’ils ont des expériences communes, n’ont pas de langue pour en échanger les fruits. Puis, quand cette confusion devient intolérable, on invente des langues universelles, claires et vides, où les mots ne sont qu’une fausse monnaie que ne gage plus l’or d’une expérience réelle ; langues grâce auxquelles, depuis l’enfance, nous nous gonflons de faux savoirs. Entre la confusion de Babel et ces stériles espérantos, il n’y a pas à choisir. Ce sont ces deux formes d’incompréhension, mais surtout la seconde, que je vais essayer de décrire.