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PREMIÈRE PARTIE

DIALOGUE LABORIEUX SUR LA PUISSANCE DES MOTS ET LA FAIBLESSE DE LA PENSÉE

1

Il était tard lorsque nous bûmes. Nous pensions tous qu’il était grand temps de commencer. Ce qu’il y avait eu avant, on ne s’en souvenait plus. On se disait seulement qu’il était déjà tard. Savoir d’où chacun venait, en quel point du globe on était, ou si même c’était vraiment un globe (et en tout cas ce n’était pas un point), et le jour du mois de quelle année, tout cela nous dépassait. On ne soulève pas de telles questions quand on a soif.

Quand on a soif, on guette les occasions de boire et, pour le reste, on fait seulement semblant d’y faire attention. C’est pourquoi c’est si difficile, après, de raconter exactement ce que l’on a vécu. Il est très tentant, lorsqu’on rapporte des événements passés, de mettre de la clarté et de l’ordre là où il n’y avait ni l’une ni l’autre. C’est très tentant et très dangereux. C’est ainsi que l’on devient prématurément philosophe. Je vais donc essayer de raconter ce qui s’est passé, ce qui s’est dit et ce qui s’est pensé, comme c’est venu. Si tout cela vous paraît