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On venait justement de mettre en perce la grosse futaille. Je restai prudemment à proximité du robinet. Je m’enfonçai dans des idées noires. Je me disais :

« Même pas moyen d’être saoul. Pourquoi boire donne-t-il si soif ? Comment sortir de ce cercle ? Comment serait-ce si je me réveillais ? Mais quoi ? J’ai les yeux bien ouverts, je ne vois que la saleté, la tabagie, et ces faces d’abrutis qui me ressemblent comme des frères. De quoi je rêve ? Est-ce un souvenir, est-ce un espoir, cette lumière, cette évidence, est-ce passé ? est-ce à venir ? Je la tenais à l’instant, je l’ai laissée filer. De quoi je parle ? De quoi je crève… » et ainsi de suite, comme lorsque l’on a déjà pas mal bu.

J’essayai de me remettre à écouter. C’était très difficile. J’étais en rage, en dedans, sans trop savoir pourquoi. Je sentais que « ce n’était pas la question », qu’ « il y avait quelque chose de bien plus urgent à faire », que « le vieux nous cassait la tête », mais c’était comme lorsqu’on rêve et que tout à coup on pense « ce n’est pas cela la réalité », mais on ne trouve pas tout de suite le geste à faire, qui est d’ouvrir les yeux. Après, c’est tout clair et simple. Ici, on ne voyait pas ce qu’il fallait faire. En attendant, il fallait supporter, et continuer à entendre le vieux, avec sa manie irritante de déformer les mots, qui disait :

— Mais les usages rhétoriques, techniques, philoso-