Page:Daumal - La Grande beuverie, 1939.djvu/50

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ans. Puis chacun boira son propre sang, pendant quatre ans. Pendant les sept années suivantes, on ne boira que des larmes et les enfants inventeront des machines à faire pleurer leurs parents pour se désaltérer. Alors il n’y aura plus rien à boire et chacun criera à son dieu : « Rends-moi mes vignes ! » et chaque dieu répondra : « Rends-moi mon soleil ! », mais il n’y aura plus de soleils ni de vignes, et plus moyen de s’entendre.

« Des soleils et des vignes, il y en a encore. Mais sans soif, on ne fait plus de vin. Plus de vin, on ne cultive plus les vignes. Plus de vignes, les soleils s’en vont : ils ont autre chose à faire que de chauffer des terres sans buveurs, ils se diront : allons maintenant vivre pour nous. Cela, le voulez-vous ?

— Non ! gronda l’auditoire.

— Avez-vous soif ?

— Oui ! confessa l’auditoire.

— Eh bien, allons aux vignes ! Mais pour cela, il faut partir comme moi, en délaissant tous les biens de ce monde, en n’emportant que le strict nécessaire. Qui a soif me suive !

Il y eut un grand brouhaha, chacun s’affairant à l’empaquetage du strict nécessaire.

Partirent d’abord — mais par où s’en allaient-ils ? je ne devais le comprendre qu’un peu plus tard — ceux qui n’emportaient que leur brosse à dents. Puis ceux qui emportaient aussi leur montre. Puis ceux qui avaient une petite valise. Pour les autres, je ne pus constater leur disparition que longtemps après, à cause des événements que je vais bientôt raconter.

Quant au Père Pictorius, il resta parmi nous pour achever sa mission prophétique.