Page:Daumal - La Grande beuverie, 1939.djvu/80

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et puis c’est sacrilège ; enfin, c’est chercher l’impossible. Peindre pour le plaisir de faire dégouliner sur la toile un tempérament multicolore, c’est répugnant. Peindre, pour moi, c’est mettre la figure et la couleur au service direct d’une pensée librement constructive, c’est faire chanter la géométrie, c’est abstraire l’abstrait de sa propre abstraction, c’est une décalcomanie synthétique du dynamisme du volume dans sa résorption relativiste, c’est…

— C’est ceci, continua l’infirmier en me montrant, tandis que l’autre parlait toujours, des figures tracées à la règle et au compas et coloriées de teintes plates.

— Et c’est bien ennuyeux, poursuivit-il. Quelques-uns de ces prétendus peintres ont imaginé de construire leurs tableaux selon les lois du nombre d’or et du cercle chromatique. Inutile de vous dire que ce ne sont pas le vrai nombre d’or ni le vrai cercle chromatique. La preuve, c’est que, pour la relation d’or, par exemple, ils en font une construction géométriquement sur la toile, s’appliquant ensuite à habiller ce canevas, comme peut faire le premier venu ; ainsi sont-ils de faux peintres et de mauvais géomètres. Au lieu que le vrai peintre, comme vous savez, possède en lui, dans ses muscles, dans sa sensibilité, dans sa pensée même, le nombre ou les nombres d’or et les lois de la couleur ; il les possède, il les a payés, il les fait vivre dans tout ce qu’il vit et voit, et non seulement sur sa toile : aussi son œuvre est-elle utile et universelle. Le peintre, de plus, comme tout artiste, pense avant de faire, tandis que ceux-ci, comme vous en verrez l’analogie chez chacun de nos Fabricateurs, commencent par peindre dans l’espoir de découvrir après coup, sans avoir à penser, ce qu’ils auraient pu penser avant de peindre, s’ils avaient voulu penser. Mais je vois que je vous fatigue.