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LE MYSTÈRE DES MILLE-ÎLES

paquebot. Un spectacle attristant l’y attendait. Le couple, qu’il avait vu partir au sommet de la joie la plus parfaite, revenait en piteux état, affolé par le vent du malheur.

« Renée n’était plus que l’ombre d’elle-même. Amaigrie, pâle, chancelante, à bout de souffle, elle faisait pitié à voir. Sa grâce était toujours souveraine, mais avait changé de caractère. Autrefois, elle était faite du triomphe de la chair. Maintenant, elle semblait un souffle qu’on craignait de voir disparaître.

« Quant à Kearns, homme mûr quand il était parti, il revenait un vieillard. En quelques mois, il avait vieilli de trente ans.

« Quel drame effroyable avait à ce point changé ces deux êtres si heureux ?

« Voici ce qui s’était passé.

« John et Renée étaient à peine arrivés en Europe qu’une maladie, d’abord bénigne, s’abattait sur la jeune femme. Les médecins consultés s’étaient montrés optimistes. On n’avait donc pas modifié le programme du voyage, sauf pour redoubler de soins et de préoccupations.

« Mais le malaise ne disparaissait pas. Au contraire, le mal s’aggravait et il fallut enfin se rendre à l’évidence.

« Kearns s’affola. Il fit appeler les plus grands savants d’Europe qui, tout de suite, ne purent cacher leur inquiétude.

« L’angoisse s’était logé au cœur de notre héros et ne devait plus le quitter. Il installa sa chère malade dans l’azur de Nice et la soigna avec tout le dévouement dont il était capable.

« Hélas ! il était trop tard. La maladie « couvait depuis longtemps », comme on dit vulgairement. Elle s’était déclarée à sa dernière phase et rien ne pouvait en arrêter les progrès. Les médecins le laissèrent entendre au mari éploré et la malade le devina elle-même.

« Alors, elle n’éprouva plus qu’un désir : aller mourir dans son château. Cela devint chez elle une idée fixe que les médecins ne purent lui faire abandonner.

« Quant à John, il n’avait plus la force de penser ni de vouloir. Ce coup l’avait terrassé et il ne pouvait que gémir.

« Ils s’embarquèrent donc, pour un voyage dont l’issue, ils le savaient, devait être la mort. Quelle traversée lugubre ! quelle semaine d’angoisse !

« Renée, de plus en plus faible, ne se soutenait que par la volonté d’atteindre son but. Ce château, où elle devait ensevelir son grand amour, où elle devait crier sa passion, n’abriterait qu’un souffle d’elle-même, n’entendrait résonner que son râle d’agonisante. Du moins y laisserait-elle un souvenir et en prendrait-elle possession avant de s’abîmer dans la mort.

« Cette satisfaction suprême ne lui fut pas refusée. Incapable de marcher, elle se fit transporter à l’île, par un soir d’automne gris et froid, où les vagues, agitées par les vents, se brisaient sur le rocher avec un bruit sinistre.

« Quand, enfin, elle se vit étendue dans le lit qu’elle avait acheté en pensant avec attendrissement aux joies qu’il permettrait, elle promena ses regards autour d’elle et sourit. Son dernier rêve était réalisé. Elle saisit la main de John et mourut dans un soupir.

« Le lendemain, son mari la suivit dans la tombe, car il avait perdu sa raison d’être. Avant de connaître Renée, il vivait pour l’attendre. L’ayant possédée, rien ne le retenait plus sur la terre quand elle disparut. »


— IX —


M. Legault avait terminé son récit. Il ajouta seulement en se tournant vers Yolande :

— Et voilà pourquoi le château mystérieux n’a jamais été habité et que personne ne s’y rend jamais. Les tombeaux des deux ardents amoureux s’élèvent près de ses murs, de sorte que l’île, malgré tout, a été le refuge de ceux qui espéraient y vivre dans la joie… C’est du moins ce qu’on raconte ; je n’ai pas vu ces tombeaux.

Tout le monde s’ébroua, car on avait écouté attentivement le narrateur.

— Je me repens de mes paroles, dit le jeune homme que l’ex-commerçant avait appelé Jean. Sans les connaître, j’avais calomnié les deux belles âmes dont vous nous avez conté l’histoire.

— Admirable récit ! dit un autre. Digne pendant de Tristan et Iseult.

— Vous m’avez réconciliée avec notre époque, ajouta Yolande Mercier. Je vois bien maintenant qu’elle peut engendrer de grandes passions. Seulement, nous ne les voyons pas ; il leur manque un historien comme vous, monsieur Legault.

— Oh ! Mademoiselle, répliqua ce dernier, je sens bien que je suis indigne de raconter cette histoire. Je n’ai pas su lui prêter les accents convenables. Et puis, ne vous y trompez pas. Malgré ce que je disais