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LE MYSTÈRE DES MILLE-ÎLES

songer à vous choisir un compagnon de vie.

— Monsieur ! n’en dites pas plus long. Je refuse de qualifier votre proposition. Qu’il me suffise de vous dire que j’aimais profondément mon mari, que je l’aime encore et que je me considérerais comme infidèle envers lui si je me remariais.

— Je comprends ce sentiment, me répondit Jarvis. Mais le mariage que je vous propose ne serait pas une infidélité, comme vous dites. L’amour n’y aurait aucune part. Seul, l’intérêt entrerait en jeu ; mais l’intérêt appuyé sur l’estime réciproque, la sympathie, l’accord des caractères et, peut-être l’amitié. Cet intérêt serait, pour vous, je le répète, d’avoir un compagnon, un guide dans la vie. Pour ce compagnon, qui sait ? l’amour non partagé, mais satisfait d’une présence qui ne serait pas encombrante, d’une adoration muette.

Dans ces paroles, je distinguais qu’un homme, amoureux de moi sans que je le sache, désirait m’épouser, sans espoir de voir son amour partagé, mais préférant m’avoir à ses côtés, même indifférente, à la séparation éternelle.

Malgré ma révolte intérieure, je laissais Jarvis poursuivre. Car, je sentais que j’avais à me défendre contre un assaut bien préparé et je voulais que l’adversaire se démasquât. J’avais, en un instant, perdu ma belle confiance en l’ami de John.

Quand l’homme d’affaires se tut, sans me laisser le temps de répondre, Edward prit la parole pour la première fois de la soirée.

Il reprit l’argumentation de son compagnon et finit pas m’assurer de son dévouement, de son zèle, en des termes si chaleureux qu’aucun doute n’était plus possible.

— Jouons cartes sur tables, lui répondis-je brusquement. Vous voulez que je vous accepte pour mari, Edward ?

— Ce serait mon rêve le plus beau, murmura-t-il, les yeux au ciel.

— Et vous avez pensé, même un instant, que je me prêterais à cette comédie inique ? Que vous ayez fait ce projet, sans égard pour la mémoire d’un oncle qui a toujours été trop généreux pour vous, je le comprends : il n’est pas d’infamie dont vous ne soyez incapable. Mais que vous m’ayez cru assez vile pour accepter, cela me dépasse. Et d’abord, puisque pour un être tel que pour vous seules comptent les questions du plus abject matérialisme, quel intérêt aurais-je à vous épouser ? Je vois très bien ce que vous gagneriez à ce mariage. Mais, moi ? Je n’y gagnerais que d’être forcée à fournir l’argent nécessaire à votre vie de débauches et de ne plus pouvoir me consacrer aux œuvres infiniment plus nobles qui me sollicitent.

Les deux compères étaient assez désemparés : ils ne me croyaient pas de taille à les mettre ainsi à leur place.

Cependant, Edward, cynique, répondit :

— Comment pouvez-vous croire ? Douter de mon désintéressement…

Je lui coupai la parole.

— Vous avez compris, dis-je. En voilà assez pour ce soir et pour toujours. Je suis fatiguée. Bonsoir.


— V —


— Pour comprendre l’indignation que m’avait inspirée la proposition infâme des deux seuls hommes qu’auraient dû pourtant me protéger, il faut que je vous fasse connaître celui qu’on m’offrait pour deuxième époux.

« Edward McIntire était le fils d’une sœur de John, qui ne ressemblait en rien à son frère. Autant celui-ci était énergique, autant l’autre manquait de caractères. Autant John mettait de sérieux, de dignité et de noblesse dans la conduite de sa vie, autant sa sœur se livrait au plaisir, au désordre, à l’extravagance. Comprenez-moi bien : au point de vue des mœurs, elle était sans doute irréprochable. Mais c’était l’une de ces personnes chez qui l’instinct de la bohême ne meurt jamais ; qui vivent au jour le jour, au gré de leur fantaisie, toujours en déplacements, en projets fantastiques, en réalisations. Au demeurant, elle était très sympathique, car on la traitait naturellement en grand enfant. John l’adorait et lui fournissait sans se lasser des subsides imposants et néanmoins toujours insuffisants pour cette femme à la cervelle d’oiseau, qui ne se rendait pas bien compte des réalités de la vie et ne connaissait pas la valeur de l’argent.

« Restée veuve très jeune, elle avait donné à Edward l’éducation que vous imaginez. Ou, plutôt, elle ne l’avait pas élevé du tout. Ne s’étant pas remise de l’émerveillement ressenti à voir un fils sortir de sa chair, elle considérait cet enfant comme un être bien supérieur à elle et ne songeait qu’à obéir à ses caprices : on l’aurait bien étonnée en lui disant qu’elle avait le droit et le devoir de commander à ce petit bout d’homme.

« Le mieux qu’on pût espérer de ce manque d’éducation eût été de voir le rejeton marcher