Page:Dax - Sans asile, paru dans la Revue populaire, Montréal, mai 1919.djvu/53

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— Alors, venez dîner avec moi, ce soir. Je vous ai dit : Terminus-Hôtel. J’inviterai Renaud, votre ami.

— Mon ami ?

— Oui, votre protecteur. Vous viendrez, j’y compte.

— Ce soir ?

— Oui. Ça dissipera chimères, romans, amours. En Amérique, on ne reste pas sur une idée triste.

…À ce soir. Acceptez.

— À quelle heure ?

— À six.

— Mille fois merci.

— Aoh ! c’est moi. J’ai peur de solitioude. Jamais je ne reste seul. Good-bye !

— Au revoir, monsieur, mille fois merci.

— Moi aussi.

Sur le palier, l’Américain se retourna. Un franc rire montra ses dents d’un blanc intense, sous une épaisse moustache blond ardent.

— Là-bas, personne n’aura le vrai, l’authentique !… Personne !… Veine d’être arrivé au moment précis.

Il tendit sa main à Roger.

— Chagrin de cœur passe !… À ce soir, à six heures.

Il fit un pas.

— Devriez étudier votre grand maître Chartran. Pour nous, c’est le roi du pinceau. Deviendrez millionnaire en envoyant vos peintures aux États-Unis.

…Vous seriez payé là-bas cent dollars comme un penny. Goodbye.

Resté seul, Roger revécut l’heure tragique.

N’était-il pas le jeu d’un cauchemar ?

Hélas ! et l’évidence !

Trois balles avaient été tirées.

Une dans le tableau acheté par l’Américain.

L’autre s’était perdue dans la cimaise.

La troisième avait perforé une valise béante qui regorgeait d’esquisses.

Il se rappela l’entrée, les gestes de Jean.

Il entendit les menaces.

Il revit Malcie chanceler, tomber.

Il la vit emportée sans mouvement, sans vie.

Tout à coup, son regard se fixa. Était-il fou lui-même pour avoir accepté à dîner avec William Vanderbook ?

Il enverrait un télégramme. La seule sortie qu’il eût dû se permettre, il ne pouvait pas l’exécuter.

Et pourtant, il fallait qu’il sût ce qui se passait à l’hôtel de la rue d’Aguesseau.

Par lui, ou indirectement, il devait y arriver.

Roger sortait pour envoyer à Terminus Hôtel un petit bleu, quand Mme Barbillon l’arrêta devant sa loge.

L’habitude de se voir, de parler de sa vie, de ses occupations, ne devient-elle pas un besoin de réciproques confidences ?

L’homme ne peut pas tout garder pour lui. Aussi concentré qu’il soit, la nature parfois s’impose.

Dire ses inquiétudes est un soulagement. Conter ses préoccupations, les diminue.

À qui Roger se serait-il confié ?

Mme Barbillon n’était-elle pas la seule personne au courant de sa vie, la seule qui s’occupât de lui, aussi bien mieux qu’une parente ?

Ils échangèrent quelques pensées sur l’échauffourée du matin — échauffourée dont personne ne saurait rien — puisque, chance extraordinaire, les autres locataires se trouvaient absents. Roger communiqua son but de sortie.

Mme Barbillon l’écouta et dit :

— Avez-vous bien raison, monsieur Roger.

— Pensez-vous que j’aurais le courage de faire bonne figure à ce dîner qui sera un vrai festin ?

— Je ne dis pas, monsieur Roger, je ne dis pas !

…C’est souvent que, dans la vie, on fait bon cœur, contre mauvaise fortune.

…Il n’y croira pas à votre excuse, l’Américain !

…Manquer un richard pareil ! Qui sait,