Page:Dax - Sans asile, paru dans la Revue populaire, Montréal, mai 1919.djvu/7

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les accidents arrivent un peu trop souvent. Il vaut encore mieux mourir dans son lit, chez soi, que sur une voie ferrée ou sur une avenue.

— Pauvre jeune homme ! exclama Malcie pensant toujours à l’insertion. Parti sans doute de chez lui gai, heureux, il y revient inutile. Quel coup pour une famille !… Mais aussi quelle imprudence de sauter d’un compartiment !

— Ma chérie, tu raisonnes de sang-froid, tandis qu’à ces heures d’affolement, personne ne sait ce qu’il fait. C’est l’instinct qui pousse, c’est le sauve qui peut. On est affolé, quoi. C’est tout dire. En restant tranquille, on éviterait quelquefois la mort. En agissant on se jette dans ses bras.

— C’est triste, soupira la jeune femme. Il y a des gens qui sont nés sous une mauvaise étoile.

Pensive, elle ajouta encore :

— Le journal aurait dû donner quelques éclaircissements sur ce jeune homme.

…Est-ce une fils de famille ?

…Un isolé ?

…Un déshérité qui a besoin de secours ?

…Un jeune homme ! qu’est-ce que cela veut dire ?

…A-t-il quinze, dix-huit, vingt-cinq ans ? On ne sait pas.

— Je parie que tu regrettes de ne pouvoir lui offrir tes secours, continua Jean souriant.

— S’ils lui étaient nécessaires, j’en serais heureuse, mon ami. Rien ne nous manque à nous, et ils sont si nombreux, les autres, les déshérités !

— Je m’en doutais !… Dommage que l’adresse reste inconnue…

Il y eut un silence.

Ce fut encore le capitaine Jean qui le rompit.

— Ma chérie, je te recommande d’être prudente dans tes tournées charitables. Tu n’as pas l’âge où une femme — il la regardait amoureusement — peut pénétrer toutes les mansardes. Prends tes informations. Ne t’aventure pas partout. À Paris, il y a des vies étranges, des dessous dont tu n’as pas l’idée.

Elle ne répondit pas.

Cette phrase du mari lui rappelait l’autre : « un roman qui vous intéressera ».

— Ceux qui vivent ces existences compliquées doivent, un jour ou l’autre, se trahir.

— Tu crois, mignonne ?

— De tels secrets doivent être difficiles à garder.

— Lorsqu’on a un cœur droit comme le tien, une conscience loyale comme la tienne, oui, ma petite femme, c’est difficile ! C’est même impossible… Mais il est des êtres que la destinée, le hasard, la fatalité, a jetés dans de fausses voies. L’habitude laisse à ceux-ci un extérieur tranquille. Leur frein se ronge en dedans.

Il la baisa dans le cou sous les cheveux frisotants.

La soirée prit fin.

Le lendemain matin, Malcie avait les paupières boursoufflées par l’insomnie.

Sont teint blanc était plus pâle encore. Une grande lassitude donnait à ses membres, à toute son allure, une somnolence qui ne lui était pas coutumière.

Ses rêves horribles l’avaient brisée.

Par moments ils la poursuivaient encore.

N’était-il pas affreux ce cauchemar, qui, dans une vision, de mort, avait estompé devant elle un panorama lugubre de wagons renversés, de blessés qui poussaient de terrifiants appels de mourants qui râlaient…

…Ce cauchemar qui faisait surgir des décombres sanglants une tête livide casquée de cheveux blonds comme les siens… une tête expressive qu’éclairaient deux grands yeux bleus qui l’imploraient…

…Ce cauchemar qui perlait de sueur les tempes du malheureux…

…Ce cauchemar affreux qui voyait les lèvres blêmes essayer le balbutiement d’un nom : le sien.