Page:DeGuise - Le Cap au diable, 1863.djvu/18

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
— 19 —

des malheureux Irlandais. Mais dans le navire qui est en partance, que de cris joyeux. À peine entend-on l’ordre du contremaître : «  Embarque, embarque ; » voilà le mot qui se fait entendre.

Inutile de le dire, nous le voyons déjà que trop, ce bâtiment est chargé d’émigrants pour l’Amérique. Voyez sur le gaillard d’arrière cet homme à la figure replète et trapue, comme il savoure avec délices les bouffées de tabac qui s’échappent de sa longue pipe d’écume de mer ; quels regards distraits il jette sur la gazette qu’il tient entre ses mains ; comme les nouvelles sont loin de l’absorber ; il hoche dédaigneusement la tête en voyant les pleurs des malheureux enfants de la verte Erin. Dans le fond que sont-ils pour lui ? Des Irlandais catholiques, il est protestant. Que lui importe donc si la plus grande partie d’eux n’atteint pas les côtes de l’Amérique ? Que lui importe si l’espace qu’il leur a destinée dans son vaisseau n’est pas suffisant ? Que lui importe si les aliments dont il a fait provision ne peuvent suffire à une moitié de ceux qu’il entasse à son bord ? Sa bourse n’est-elle pas bien remplie, et si le typhus, le choléra ou mille autres maladies viennent les décimer, n’a-t-il pas devant lui un immense cimetière ; comme bien d’autres qui l’ont suivi, il peut dire à chacune de ces victimes qu’on jette dans l’Atlantique : «  Si une tombe, un mausolée, était élevé à chacune d’elles, on n’aurait pas besoin de boussole pour aller dans le Nouveau-Monde. »

Tel était le «  Boomerang » capitaine Brand, quelques jours avant le moment où nous venons de laisser Madame St.-Aubin.

Les communications étaient alors bien difficiles entre l’Acadie et le Canada. C’était donc une belle occasion qui se présentait pour Madame St.-Aubin de se rendre dans ce dernier pays. Là on pouvait correspondre plus facilement avec l’Europe et les États-Unis et qui sait, peut-être avoir des renseignements sur celui auquel, à chaque instant du jour, elle adressait un cuisant souvenir, un pénible regret. Depuis plusieurs jours, Madame St.-Aubin avait mis en vedette toute la petite colonie. Chaque jour des berges prenaient le large et étaient chargées de venir lui annoncer l’approche du vaisseau tant désiré. Bien des heures se passèrent en d’inutiles et inexprimables regrets. Enfin Jean Renousse vint un matin l’informer que le navire tant désiré était en vue, et lui offrit en même temps de la conduire à son bord.