Page:De Coster - La Légende d’Ulenspiegel, 1869.djvu/105

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Ulenſpiegel, voyant qu’il mangeait comme lui, était heureux. Les boudins avalés lui donnaient un si grand courage, que ce jour-là il fit reluire tous les chaudrons, poêles & coquaſſes comme des soleils.

Vivant bien en cette maiſon, il hantait volontiers cave & cuiſine, laiſſant aux chats le grenier. Un jour, la Sanginne eut deux poulets à rôtir & dit à Ulenſpiegel de tourner la broche, tandis qu’elle irait chercher au marché des fines herbes pour l’aſſaiſonnement.

Les deux poulets étant rôtis, Ulenſpiegel en mangea un.

La Sanginne, en rentrant, dit :

— Il y avait deux poulets, je n’en vois plus qu’un.

— Ouvre ton autre œil, tu les verras tous deux, répondit Ulenſpiegel.

Elle alla toute fâchée raconter le fait à Lamme Goedzak, qui deſcendit à la cuiſine & dit à Ulenſpiegel :

— Pourquoi te moques-tu de ma servante ? Il y avait deux poulets.

— En effet, Lamme, dit Ulenſpiegel, mais quand j’entrai ici, tu me dis que je boirais & mangerais comme toi. Il y avait deux poulets ; j’ai mangé l’un, tu mangeras l’autre ; ma joie eſt paſſée, la tienne eſt à venir ; n’es-tu pas plus heureux que moi ?

— Oui, dit Lamme souriant, mais fais bien ce que la Sanginne te commandera & tu n’auras que demi-beſogne.

— J’y veillerai, Lamme, répondit Ulenſpiegel.

Auſſi, chaque fois que la Sanginne lui commandait de faire quelque choſe, il n’en faiſait que la moitié ; si elle lui diſait d’aller puiſer deux seaux d’eau, il n’en rapportait qu’un ; si elle lui diſait d’aller remplir au tonneau un pot de cervoiſe, il en verſait en chemin la moitié dans son goſier & ainſi du reſte.

Enfin, la Sanginne, laſſe de ces façons, dit à Lamme que si ce vaurien reſtait au logis, elle en sortirait tout de suite.

Lamme deſcendit près d’Ulenſpiegel & lui dit :

— Il faut partir, mon fils, nonobſtant que tu aies pris bon viſage en cette maiſon. Écoute chanter ce coq, il eſt deux heures de l’après-midi, c’eſt un préſage de pluie. Je voudrais bien ne pas te mettre dehors par le mauvais temps qu’il va faire ; mais songe, mon fils, que la Sanginne, par ses fricaſſées, eſt la gardienne de ma vie : je ne puis, sans riſquer une mort prochaine, la laiſſer me quitter. Va donc, mon garçon, à la grâce de Dieu, & prends, pour égayer ta route, ces trois florins & ce chapelet de cervelas.

Et Ulenſpiegel s’en fut penaud, regrettant Lamme & sa cuiſine.