Page:De Coster - La Légende d’Ulenspiegel, 1869.djvu/305

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— Ce ne sont point les corps qu’il faut jeter aux chiens, mais la faibleſſe d’eſprit, qui fait douter des pures intentions.

Et les seigneurs & soudards crièrent :

— Vive le prince ! Vive d’Orange, l’ami des pays !

Et leurs voix furent comme un tonnerre menaçant l’injuſtice.

Et le prince montrant les corps :

— Enterrez-les chrétiennement, dit-il.

— Et moi, demanda Ulenſpiegel, que va-t-on faire de ma carcaſſe fidèle ? Si j’ai mal fait, que l’on me baille des coups ; si j’ai bien fait, que l’on m’octroie récompenſe.

Le Taiſeux alors parla & dit :

— Cet arquebuſier recevra cinquante coups de bois vert en ma préſence pour avoir sans mandement tué deux gentilſhommes, au grand mépris de toute diſcipline. Il recevra auſſi trente florins pour avoir bien vu & entendu.

— Monſeigneur, répondit Ulenſpiegel, si l’on me donnait premièrement les trente florins, je supporterais les coups de bois vert avec patience.

— Oui, oui, gémiſſait Lamme Goedzak, donnez-lui d’abord les trente florins, il supportera le reſte avec patience.

— Et puis, diſait Ulenſpiegel, ayant l’âme nette, je n’ai nul beſoin d’être lavé de chêne ni rincé de cornouiller.

— Oui, gémiſſait derechef Lamme Goedzak, Ulenſpiegel n’a point beſoin d’être lavé ni rincé. Il a l’âme nette. Ne le lavez point, meſſeigneurs, ne le lavez point.

Ulenſpiegel ayant reçu les trente florins, il fut par le prévôt ordonné au stockmeeſter, aide-maître de bâton, de se saiſir de lui.

— Voyez, meſſeigneurs, diſait Lamme, comme sa mine eſt piteuſe. Il n’aime du tout le bois, mon ami Ulenſpiegel.

— J’aime, repartit Ulenſpiegel, à voir un beau frêne bien feuillu, croiſſant au soleil en sa native verdeur ; mais je hais à la mort ces laids bâtons de bois saignant encore leur sève, débranchés, sans feuilles ni ramilles, d’aſpect farouche & de dure accointance.

— Es-tu prêt ? demanda le prévôt.

— Prêt, répéta Ulenſpiegel, prêt à quoi ? À être battu ? Non, je ne le suis point & ne le veux être, monſieur du stockmeeſter. Votre barbe eſt rouſſe & votre air redoutable ; mais, j’en suis aſſuré, vous avez le cœur doux & n’aimez point d’éreinter un pauvre homme tel que moi. Je dois vous le dire,