bonne ; elle croque un peu toutefois. C’eſt le sable sur lequel ils sont tombés quand ce grand diable de cerf me déchira le pourpoint & la viande tout enſemble. Mais ne craignez-vous point les foreſtiers ?
— Nous sommes trop nombreux, dit le vieil homme ; ils ont peur & ne nous inquiètent point. Il en eſt de même des happe-chair & des juges. Les habitants des villes nous aiment, car nous ne faiſons point de mal. Nous vivrons encore quelque temps en paix, à moins que l’armée eſpagnole ne nous enveloppe. Si cela arrive, hommes vieux & jeunes, femmes, filles, garçonnets & fillettes, nous vendrons chèrement notre vie & nous entretuerons plutôt que de souffrir mille martyres sous la main du duc de sang.
Ulenſpiegel dit :
— Il n’eſt plus temps de combattre sur terre, le bourreau. C’eſt sur la mer qu’il faut ruiner sa puiſſance. Allez du côté des îles de Zélande, par Bruges, Heyſt & Knocke.
— Nous n’avons point d’argent, dirent-ils.
Ulenſpiegel répondit :
— Voici mille carolus de la part du prince. Longez les cours d’eau, canaux, fleuves ou rivières ; quand vous verrez des navires portant le signe JHS, que l’un de vous chante comme l’alouette. Le clairon du coq lui répondra. Et vous serez en pays ami.
— Nous le ferons, dirent-ils.
Bientôt les chaſſeurs, suivis des chiens, parurent traînant par des cordes le cerf mort.
Tous alors s’aſſirent en rond autour du feu. Ils étaient bien soixante, hommes, femmes & enfants. Le pain fut tiré des gibecières, les couteaux des gaînes ; le cerf dépecé, dépouillé, vidé, mis à la broche avec du menu gibier. Et, à la fin du repas, Lamme fut vu ronflant, la tête penchée sur la poitrine & dormant adoſſé à un arbre.
Au soir tombé, les Frères du bois rentrèrent dans des huttes sous la terre pour dormir, ce que firent auſſi Lamme & Ulenſpiegel.
Des hommes armés veillaient, gardant le camp. Et Ulenſpiegel entendait gémir sous leurs pieds les feuilles sèches.
Le lendemain il s’en fut avec Lamme, tandis que ceux du camp lui diſaient :
— Béni sois-tu ; nous irons vers la mer.