Page:De Coster - La Légende d’Ulenspiegel, 1869.djvu/402

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« Mille, dis-je, mon aimé, je serai riche alors. » « Tu les auras, dit-il. Mais n’en eſt-il point à Damme qui, femmes ou filles, sont maintenant auſſi riches que tu le seras ? » « Je ne sais point, répondis-je. » Mais je ne voulais point dire leurs noms de peur qu’il ne les aimât. Il me dit alors : « Informe-toi & dis-moi leurs noms quand je reviendrai. »

L’air était froid, le brouillard gliſſait sur les prairies, les ramilles sèches tombaient des arbres sur le chemin. Et la lune brillait, & il y avait des feux sur l’eau du canal. Hanſke me dit : « C’eſt la nuit des loups-garous ; toutes les âmes coupables sortent de l’enfer. Il faut faire trois signes de croix de la main gauche & crier : Sel ! sel ! sel ! qui eſt emblème d’immortalité ; & ils ne te feront point de mal. » Et je dis : « je ferai ce que tu veux, Hanſke, mon mignon. » Il m’embraſſa diſant : « Tu es ma femme ». « Oui, » diſais-je. Et à sa douce parole, un bonheur céleſte gliſſait sur mon corps comme un baume. Il me couronna de roſes & me dit : « Tu es belle ». Et je lui dis : « Tu es beau auſſi, Hanſke, mon mignon, en tes fins habits de velours vert à paſſements d’or avec ta longue plume d’autruche qui flotte à ta toque, & avec ta face pâle comme le feu des vagues de la mer. Et si les filles de Damme te voyaient, elles courraient toutes après toi, te demandant ton cœur ; mais il ne faut le donner qu’à moi, Hanſke. » Il dit : « Tâche de savoir quelles sont les plus riches, leur fortune sera pour toi. » Puis il s’en fut, me laiſſant après m’avoir défendu de le suivre.

« Je reſtai là, faiſant sonner dans ma main les deux carolus, toute friſſante & tranſie, à cauſe du brouillard, quand je vis sortir d’une berge, graviſſant le talus, un loup qui avait la face verte & de longs roſeaux dans son poil blanc. Je criai : Sel ! sel ! sel ! faiſant le signe de la croix, mais il ne parut point en avoir peur. Et je courus de toutes mes forces moi criant, lui hurlant, & j’entendis le bruit sec de ses dents près de moi, & une fois si près de mon épaule que je crus qu’il m’allait saiſir. Mais je courais plus vite que lui. Par grand bonheur, je rencontrai au coin de la rue du Héron la veille-de-nuit avec sa lanterne. « Le loup ! le loup ! » criai-je « N’aie point peur, me dit la veille-de-nuit, je te vais ramener chez toi, Katheline, l’affolée. » Et je sentis que sa main, qui me tenait, tremblait. Et il avait peur pareillement.

— Mais il a repris courage, dit Nele. L’entends-tu maintenant chanter, traînant sa voix : De clock is tien, tien aen de clock : Il eſt dix heures à la cloche, à la cloche dix heures ! Et il fait grincer sa crécelle.