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LES ANCIENS CANADIENS.

beaucoup plus souffert sans la sympathie des âmes charitables qui m’envoyaient des douceurs et du linge pour me changer.

— Mais, lui dit mon ami feu Monsieur Robert Christie mon compagnon de voyage, vous deviez vous prévaloir de votre titre de citoyen américain ?

— C’est ce que je fis, parbleu ! répliqua le vieillard, je produisis mes lettres de naturalisation qui étaient en règle, mais tout fut inutile. On me retint comme émissaire du gouvernement français. Je n’étais pourtant guère pressé de m’occuper de ses affaires ! tandis que mes compatriotes s’égorgeaient comme des sauvages, j’étais trop heureux de vivre tranquillement ici, sous un gouvernement de mon choix. N’importe ; à l’expiration de deux ans de captivité, on me mit à la porte et l’on poussa même la politesse jusqu’à me faire reconduire à la frontière sous bonne escorte. On aurait pu s’en épargner les frais : je ne demandais pas mieux que de fuir cette terre inhospitalière, en jurant de n’y jamais remettre les pieds.

Nous l’invitâmes à souper, et il nous raconta maintes anecdotes divertissantes sur les divers personnages, et les autorités de Québec pendant sa réclusion ; anecdotes que je me donnerai bien garde de répéter, car il n’épargnait guère son prochain. À notre grande surprise, il avait connu tout le monde, rapportait les faibles de celui-ci, les ridicules et les vices de celui-là, assaisonnait le tout de récits d’aventures assez scandaleuses, dont j’ignorais même une partie, et qui se trouvèrent, après information, être véritables.

Je lui parlai de ma famille et il me nomma quatre de mes oncles. Il narrait avec beaucoup de bonheur ; et s’il déversait le sarcasme à pleines mains sur ceux qui l’avaient maltraité, il parlait avec la plus vive reconnaissance de ceux dont il avait eu à se louer.

J’oubliais de dire que les premières paroles qu’il proféra lorsqu’il sut que j’étais de Québec, furent celles-ci :

— « Madame LaBadie est-elle encore vivante ? »

Et il se répandit ensuite en éloges sur cette bonne et charitable femme à laquelle il avait tant d’obligation ; et de grosses larmes roulèrent dans ses yeux.

(b) J’ai dit et fait même des bêtises pendant le cours de ma longue vie, mais Baron m’a corrigé depuis soixante ans d’en répéter une qui s’est propagée de générations en générations jusqu’à nos jours : c’est autant de gagné.

Le pont de la Pointe-Lévis avait pris à vive et fine glace pendant la nuit, mais les canotiers l’avaient néanmoins traversé avec leurs canots en l’endommageant un peu. Baron, qui avait son franc parler, était au débarcadère de la Basse-Ville entouré d’un groupe d’hommes considérable.

— Eh bien ! maître Baron, dit un citadin, voilà le pont pris malgré vos efforts pour l’en empêcher.

— Il n’y a que les gens de la ville assez simples, répliqua Baron, pour de telles bêtises ! nous traversons le pont avec nos canots, bande d’innocents, quand la glace est faible, crainte d’accident pour nos pratiques qui ne peuvent attendre qu’elle soit plus ferme. Vos imbéciles de la citadelle