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LES ANCIENS CANADIENS.

— De tout mon cœur, me dit-il ; mais prenez garde : je dois vous dire sans vous faire de peine, qu’elle en a confondu de plus futés que vous.

— Soit, lui dis-je, nous verrons.

C’était bien un antre de sorcière que l’habitation de la mère Nolette : petite maison noire, basse, construite au pied d’une côte escarpée, et aussi vierge de chaux en dehors et en dedans que si le bois avec lequel elle avait été construite eût encore poussé dans la forêt. Tout annonçait la pauvreté, sans être la misère absolue.

Nous conversâmes pendant un certain temps : c’eût été de ma part un grand manque aux usages des habitants de la campagne que de l’entretenir immédiatement du sujet de ma visite. La sorcière me parut une femme douce, simple et même bonace : elle montra pourtant ensuite quelque sagacité en tirant mon horoscope.

Est-ce bien là, pensai-je, cette femme extraordinaire dont j’ai tant entendu parler ? Est-ce bien cette sibylle dont les prédictions merveilleuses ont étonné mon enfance ? C’était pourtant bien elle ; et aujourd’hui même, après un laps d’au moins quarante ans qu’elle a passé de vie à trépas, son nom est encore aussi vivace dans nos campagnes de la Côte du Sud, qu’il l’était lorsque je lui rendis visite, il y a plus d’un demi-siècle.

Je finis par lui dire que je désirais la consulter, ayant entendu parler d’elle comme d’une femme savante.

— Souhaitez-vous, fit-elle, m’entretenir privément, ou en présence de votre compagnon de voyage ?

— En présence de monsieur, répondis-je.

Et je vois encore la figure triomphalement insolente de mon habitant.

La vieille nous fit passer dans une espèce de bouge obscur où elle alluma une chandelle de suif aussi jaune que du safran, s’assit près d’une table dont elle tira un jeu de cartes qui devait avoir servi à charmer les loisirs du malheureux Charles VI, tant il était vieux et tout rapetassé avec du fil jadis blanc ; mais, alors, aussi noir que les cartes mêmes. Les figures étaient différentes de toutes celles que j’avais vues auparavant ; et je ne n’en ai point vues de semblables depuis. Un grand chat noir, maigre, efflanqué, orné d’une queue longue et traînante, et sortant, je ne sais d’où, fit alors son apparition. Après avoir fait un long détour en nous regardant avec ses yeux fauves et sournois, il sauta sur les genoux de sa maîtresse. C’était bien la mise en scène d’un bon drame de sorcellerie ! tout était prêt pour la conjuration ! mon compagnon me regardait en clignotant de l’œil ; je compris ; cela signifiait : enfoncé l’habit à poches !

J’avais eu besoin de me placer en face de mon habitant, afin de pouvoir intercepter au besoin tout signe télégraphique entre la sorcière et lui.

— Que souhaitez-vous savoir ? me dit la sibylle.

— Je suis parti d’Halifax, répondis-je, il y a plus d’un mois, et je suis très inquiet de ma femme et de mes enfants.

La vieille remua les cartes, les étendit sur la table et me dit :

— Vous avez eu bien de la misère dans votre voyage ?