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NOTES DU CHAPITRE SIXIÈME.

avait beaucoup de charme, de poésie même pour la jeunesse, dans la manière primitive dont on passait les rivières, il y a soixante ans. Aucuns ponts n’existaient alors sur la rivière des Mères, sur les deux rivières vis-à-vis le village de Saint-Thomas et sur celle de la Rivière-Ouelle. Quant à cette dernière, comme je l’ai toujours traversée dans un bac, avec cheval et voiture, je n’en parle que pour mémoire. Il est vrai qu’elle avait aussi ses agréments : le câble était sujet à se rompre pendant la tempête, ou par la force et la rapidité du courant ; et si, par malheur, la marée baissait alors, le bac et sa charge couraient grand risque d’aller faire une petite promenade sur le fleuve Saint-Laurent. J’ai entendu parler d’un accident semblable, où plusieurs personnes faillirent perdre la vie.

On passait les trois premières rivières à gué, quand les eaux étaient basses, en sautillant dans la voiture comme un enfant qui marcherait pieds nus sur des écailles d’huîtres ; mais c’était un plaisir pour la jeunesse, folle de la danse. Il arrivait bien parfois des accidents sérieux ; mais la vie n’est-elle pas semée de ronces et d’épines !

J’ai vu, un jour, mon père et ma mère renverser en traversant le bras de Saint-Thomas ; mais ce n’était pas la faute de l’aimable rivière ! Mon père conduisait deux chevaux un peu violents, attelés de front ; une des guides s’accrocha je ne sais à quelle partie du harnais, une des roues de la voiture monta sur une roche énorme, et il fallut bien faire la culbute dans l’eau, d’ailleurs très limpide et peu profonde, mais très solidement pavée de gros cailloux. Comme c’était à cette époque la seule manière de traverser le bras, je n’ai jamais ouï-dire que mon père lui ait gardé rancune ; il s’en est toujours pris aux rênes qu’il tenait en main.

Mais l’agrément ! ce que j’appelle agrément ! était de passer ces rivières quand les eaux étaient trop profondes pour les franchir à gué.

Un voyageur arrive au village de Saint-Thomas, dans une calèche, avec sa famille. Métivier, le seul et unique batelier, demeure de l’autre côté de la rivière, et il n’est pas toujours d’humeur accostable ; je dois, cependant, lui rendre la justice de dire, qu’après maints signaux, et lorsque le requérant a les poumons vides, ou peu s’en faut, le batelier se décide à donner signe de vie en laissant la rive opposée dans une espèce de coque-de-noix qu’il affirme être un canot.

Le plus difficile, d’abord, est de traverser la calèche beaucoup trop large pour entrer dans la barque ; cependant, Métivier, après avoir beaucoup pesté contre les voyageurs en général qui se servent de voitures en dehors de toutes proportions légitimes, et contre sa chienne de pratique en particulier, finit par poser la calèche sur le haut du canot, les roues traînantes dans l’eau de chaque côté d’icelui. Il a beau protester ensuite qu’il n’y a aucun danger à faire le trajet avec une compagne aussi aimable, pourvu que l’on sache bien garder l’équilibre, personne ne veut en courir les risques ; et cela sous le vain prétexte que la rivière est très rapide et que l’on entend le bruit de la cataracte qui mugit comme un taureau en fureur à quelques arpents au-dessous du débarcadère. Comme personne n’a