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NOTES DU CHAPITRE SIXIÈME.

tive. Si je lui eusse demandé l’heure, il m’aurait probablement répondu : l’heure qu’il plaira à votre seigneurie, comme fit à Sa Majesté Louis XIV, je ne sais quel courtisan, d’une flatterie sans pareille.

Desrosiers, alors, libre de toute entrave, grâce à ma libéralité de vingt-cinq ans, continua son récit dans les mêmes termes :

— Ce n’était donc pas sa pesanteur qui me fatiguait le plus, mais c’était sa s…ée pipe, qui me battait continuellement le long de la gueule.

— Certes, lui dis-je, un évêque même vous pardonnerait, je crois, ce juron.

Et me voilà pris d’une telle fougue de rire, que je ne pouvais plus m’arrêter. C’était ce bon, ce franc rire de la jeunesse, alors que le cœur est aussi léger que l’air qu’il respire. Mon compagnon ne partageait guère mon hilarité, et paraissait au contraire très mécontent.

Je voulus ensuite badiner en lui disant que c’était sans doute un mendiant qui, n’ayant pas les moyens de payer la poste, lui avait monté sur les épaules pour voyager plus à l’aise. Et je recommençai à rire de plus belle.

Enfin, voyant qu’il me boudait, je tâchai de lui faire comprendre que tout ce qui lui était arrivé était très naturel ; que les impressions de son enfance, que la ferme croyance où il était que les morts se vengent de ceux qui s’en moquent, que l’état pesant de l’atmosphère, que le coup de tonnerre qui l’avait probablement électrisé, avaient causé ce cauchemar ; qu’aussitôt que la peur maîtrisait un homme, il ne raisonnait guère plus qu’un cheval saisi d’épouvante, qui va follement se briser la tête contre une muraille.

— Ce que vous me dites là, monsieur, fit Desrosiers, a bien du bon sens, et je me rappelle, en effet, qu’étant enfant, je me réveillai, la nuit, en peur ; j’étais dans les bras de ma mère, qui tâchait de me consoler, ce qui ne m’empêchait pas de voir toujours notre gros bœuf rouge qui voulait m’encorner, et je continuai à crier longtemps, car il était toujours là qui me menaçait.

Je sais que les gens instruits ne croient pas aux revenants, ajouta-t-il ; ils doivent en savoir plus long que les pauvres ignorants comme nous, et je pense vraiment que le tout était l’effet de mon imagination effrayée. N’importe ; je fus un peu soulagé une fois dans ma maison, mais je ne fus débarrassé de Bernuchon et de sa…… j’allais encore jurer.

— Ne vous gênez pas, lui dis-je ; je trouve que vous jurez avec beaucoup de grâce, et que votre récit perdrait infiniment de son sel sans cela.

— Non, non, fit Desrosiers ; vous en parlez à votre aise, vous, avec vos quelques mois de purgatoire qui ne vous feront pas grand mal. Je vois maintenant que chacun pour soi est la meilleure des maximes. Je conclurai donc en disant que je ne fus débarrassé de Bernuchon et de son insécrable pipe que dans mon lit, à côté de ma femme.

Pourriez-vous me dire, vous qui êtes un avocat d’esprit, continua mon