compagnon, qui me conservait un peu de rancune, si chaque religion a son enfer ?
— Comment ! chaque religion son enfer ? dis-je.
— Oui, monsieur ; un enfer pour les catholiques, un enfer pour les protestants, un enfer pour les juifs, et chacun à son à part.
— Je ne suis guère versé dans la théologie, repris-je pour le faire parler ; pourquoi me faites-vous cette question ?
— Ah dame ! voyez-vous, quand le bétail est bien nombreux, il faut bien faire des séparations dans les écuries et dans les étables. Mais ce n’est pas cela qui m’inquiète le plus ; ce sont ces pauvres protestants qui doivent avoir un enfer bien rude à endurer, eux qui ont aboli le purgatoire, et qui sont si tendres à leur peau, qu’ils ne veulent ni jeûner ni faire carême : ça doit chauffer dur, allez. Vous comprenez, n’est-ce pas, que les plus grands pécheurs de notre religion font toujours un petit bout de pénitence de temps à autre ; autant de pris, autant de payé, et notre enfer doit moins chauffer.
— Savez-vous, Desrosiers, lui dis-je, que vous m’inquiétez…
— Ne soyez pas en peine, monsieur ; les avocats ne seront pas logés dans le grand enfer avec les autres, ils auraient bien vite tout bouleversé avec leurs chicanes, si bien que satan n’aurait pas assez de diables pour faire la police.
— Que ferez-vous donc, m’écriai-je en éclatant de rire ?
— Ils auront leur petit enfer, bien clos, bien chauffé, bien éclairé même pour se voir mieux, où, après avoir mangé les pauvres plaideurs sur la terre, ils se dévoreront à belles dents, sans que le diable s’en mêle.
Desrosiers s’était vengé de moi. Ce fut à son tour de rire, et je fis chorus de grand cœur.
— Maintenant, lui dis-je, que vous avez disposé si charitablement des avocats, que ferez-vous des docteurs ?
— Il ne faut pas dire du mal de son prochain, reprit-il. (Desrosiers ne comptait pas, à ce qu’il paraît, les avocats comme son prochain,) je n’en connais qu’un, âgé de quatre-vingts ans, et j’espère que le diable lui fera avaler toutes les pilules de terre glaise qu’il a fait prendre à ses malades ; ma pauvre femme en a pris six pour sa part d’une haleinée, et a pensé en crever à la peine[1]. Il lui avait expressément recommandé de n’en prendre qu’une à la fois, soir et matin, mais comme il la soignait à l’entreprise, elle croyait, avec raison, que c’était pour ménager ses remèdes, et elle se dit en englobant les six boulettes d’une gueulée : je vais l’attraper, et il faudra bien qu’il m’en donne d’autres.
Le soleil, qui s’était levé radieux sur les côtes de Pincourt, éclairait alors un des plus beaux sites du Canada, et mit fin à notre conversation. Nous étions à Kamouraska, où quatre cents causes nouvelles, à expédier en deux
- ↑ Un docteur pesait, avec précaution, une dose d’émétique pour un habitant, en présence de l’auteur : — allons-donc, Mr. le Docteur, dit Jean-Baptiste, on vous paie bien ! donnez bonne mesure !