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LES ANCIENS CANADIENS.

Au milieu de mes souffrances atroces, je m’écriais : ma fortune entière pour la nourriture que mes domestiques donnent chez moi à mes plus vils animaux.

Vous voyez, continua M. Charron, ce caillou qui est là à une demi-portée de fusil : je sors un jour en chancelant de la cabane avec mon fusil, et j’aperçois une corneille sur ce même caillou. Je la couche en joue, et alors au lieu d’une corneille, j’en vois trois ; je tire et la corneille s’envole : il n’y en avait pourtant qu’une seule ; et moi, qui suis, sans me vanter, un excellent chasseur, je l’avais manquée presque à bout portant. Je la convoitais avec tant d’avidité que je l’aurais croquée crue avec ses plumes. Je compris alors toute l’horreur de ma situation, et quelques larmes coulèrent de mes yeux.

— Je ne puis concevoir, lui dis-je, comment cinq hommes ont pu vivre pendant dix-sept jours sur un seul pain et une bouteille de rum.

– C’est pourtant la vérité, répliqua-t-il, car, excepté quelques têtes d’anguilles et quelques pelures de patates gelées, que nous trouvâmes dans le sable, nous n’eûmes pas d’autre nourriture.

— Maintenant, repris-je, les paroles que vous m’avez adressées lorsque je chassais ?

— Ce n’était qu’un badinage, répliqua-t-il, sur la peine que vous vous donniez pour tuer une quinzaine d’alouettes par coup de fusil, quand elles sont dispersées à basse marée sur toute la batture, tandis qu’en attendant comme nous une couple d’heures, vous en auriez tué cinquante, soixante et souvent cent d’un seul coup de fusil. Et ensuite, ajouta-t-il, c’était un petit reproche de ne pas nous aider à monter sur le sable notre chaloupe qui est très pesante, car depuis notre triste aventure, nous sommes convenus entre chasseurs de ne jamais tirer un seul coup de fusil avant de l’avoir mise hors de toute atteinte de la marée ; mais vous êtes étranger et ça ne vous regardait pas : ce n’était qu’un badinage.

J’ai fait ensuite la chasse avec les mêmes personnes pendant une dizaine d’années, mais je n’avais garde de me soustraire à un règlement aussi prudent.

(c et d) J’ai bien connu, pendant mon enfance, et même à un âge plus avancé, la pauvre Marie, que les habitants appelaient la Sorcière du Domaine, parce qu’elle habitait une cabane construite au milieu d’un bois qui avait fait partie d’un ancien domaine de mon grand-père. C’était une belle femme, d’une haute stature, marchant toujours les épaules effacées, et d’un air fier et imposant. Malgré sa vie errante et sa réputation de sorcière, elle n’en jouissait pas moins d’un haut caractère de moralité. Elle se plaisait à confirmer les habitants dans leur croyance et simulant souvent un entretien avec un être invisible, qu’elle faisait mine de chasser, tantôt d’une main, tantôt de l’autre.

Il serait difficile de résoudre pourquoi, femme d’un riche cultivateur, elle abandonnait sa famille pour mener une vie si excentrique. Elle allait