Page:De Gaspé - Les anciens canadiens, 1863.djvu/387

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
389
NOTES DU CHAPITRE NEUVIÈME.

bien quelquefois chercher des vivres chez son mari, mais elle mangeait le plus souvent dans les maisons des cultivateurs qui, la craignaient plus qu’ils ne l’aimaient, n’osaient lui refuser ce qu’elle leur demandait, même à emporter, crainte des ressorts (maléfices) qu’elle pouvait jeter sur eux.

On s’entretenait souvent, dans ma famille, de cette femme excentrique. On supposait qu’il y avait autant de malice que de folie dans son caractère aigri par des chagrins domestiques, causés peut-être par un mariage mal assorti.

Mon père et ma mère lui disaient souvent, quand elle faisait ses momeries à leur manoir, où elle venait fréquemment :

— Tu dois bien savoir, Marie, que nous n’ajoutons pas foi à tes prétendus entretiens avec le diable ! Tu peux en imposer aux superstitieux habitants, mais non à nous !

Ce qui ne l’empêchait pas de soutenir qu’elle conversait souvent avec le mauvais esprit, qui la tourmentait quelquefois plus qu’à son tour, disait-elle.

Il y avait longtemps que mon père voulait s’assurer si elle était vraiment de mauvaise foi, ou si, dans sa folie, elle croyait voir et entendre l’esprit de ténèbre. Un jour donc, pendant mes vacances de collège, il la soumit à l’épreuve qu’il préméditait. Nous la vîmes venir de loin, et pensant bien qu’elle ne passerait pas sans nous rendre visite, nous nous préparâmes en conséquence.

— Bienheureuse de te voir, ma pauvre Marie, lui dit ma mère : je vais te faire préparer un déjeuner.

— Merci, madame, dit Marie, j’ai pris ma suffisance.

— N’importe ; reprit ma mère, tu vas toujours prendre une tasse de thé.

Il était difficile de refuser une offre aussi gracieuse : le thé était à cette époque un objet de luxe très rare même chez les riches habitants.

— Pas de refus pour un coup de thé, dit Marie.

Elle avait à peine avalé deux gorgées du délicieux breuvage, qu’elle commença son monologue ordinaire : « va-t-en, laisse-moi tranquille ; je ne veux pas t’écouter. »

— As-tu jamais vu le diable auquel tu parles si souvent ? fit ma mère.

— Je l’ai vu plus de cent fois, répliqua la sorcière : il n’est pas si méchant que le monde pense, mais pas mal tourmentant par escousse.

— Si tu le voyais, dit ma mère, tu n’en aurais donc pas peur ?

— En voilà une demande ? fit Marie.

Et elle avala une autre gorgée de thé, après avoir entamé sa galette.

La porte s’ouvrit au même instant, à un signe que fit mon père par la fenêtre, et donna passage à une espèce de démon d’environ quatre pieds de haut, revêtu d’une chemise d’homme de grosse toile qui lui tombait jusqu’aux genoux, et laissait voir à nu des bras, des jambes et des pieds d’un noir de mulâtre. Ce farfadet portait sur sa figure un masque horrible, orné de cornes ; et tenait une fourche de fer dans sa main droite. Ce diablotin était tout simplement Lisette, fille mulâtre que mon grand-père avait