Page:De Gaspé - Mémoires. 1866.djvu/204

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attend avec anxiété l’issue d’une grande bataille, dont peut dépendre le sort de l’Europe. La conversation, ce soir, a roulé uniquement sur ce sujet, et tous les Anglais ont déclaré qu’Alexandre avec ses terribles cosaques allait écraser l’armée de l’usurpateur. Je me suis hasardé à dire que j’avais tout lieu de craindre une issue différente, que le génie de Bonaparte avait triomphé jusqu’à ce jour des armées autrichiennes que je considère les premières troupes de l’Europe, et que les nuées de barbares indisciplinés de l’empereur Alexandre seraient un mince accessoire aux forces des alliés. Les plus civilisés se récrièrent, et les autres me rirent franchement au nez. Le sang me bouillait dans les veines.

— Tu devais faire de jolis yeux, observa ma mère, en se tenant à quatre pour s’empêcher de rire ; mais, quel mauvais génie t’a inspiré, toi qui dévores ceux qui disent quelques choses de flatteur de l’empereur Napoléon ? comment as-tu pu te fourrer la tête dans ce guêpier ?

— Guêpier ! guêpier ! s’écria mon père en serrant les dents ; tu sais que je suis franc et que je ne suis pas tout à fait un imbécile ! j’enrageais de voir des militaires, aveuglés par leurs préjugés, se mentir à eux-mêmes, et sembler ignorer que les grandes batailles se gagnent par des calculs stratégiques ; que l’empereur Alexandre et ses cosaques n’étaient pas de taille à lutter avec Napoléon, qui, dans la première guerre d’Italie, a défait successivement, avec trente mille hommes seulement quatre armées autrichiennes, deux fois plus nombreuses que la sienne. Ce n’était,